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La rose n’a pas de cœur

Jacques Perrin
La Nation n° 2096 11 mai 2018

Il est à la fois surprenant et plaisant qu’un Vaudois d’Aubonne, quinquagénaire, marié, père de trois enfants, chef d’entreprise à Echandens, à qui tout semble réussir, se décide un jour à publier aux éditions de l’Aire un essai intitulé la Pentecôte des robots. Une personne d’ici, M. Serge Thorimbert en l’occurrence, à l’écart des circuits académiques et médiatiques, prend le temps de réfléchir et d’exprimer des inquiétudes que nous partageons.

Le livre se compose de quatre parties et de vingt-cinq chapitres. M. Thorimbert y examine le devenir de la société occidentale judéo-chrétienne. L’essai, fruit de l’expérience professionnelle de l’auteur, touche à la philosophie de la technique, à l’écologie, à l’anthropologie, voire à la théologie…

L’humain a toujours cherché à s’adapter aux lois de la nature. Il jouit des ressources que celle-ci lui offre en abondance et se préserve des dangers qu’elle comporte. Grâce aux outils qui prolongent ses mains, l’homme crée des interfaces entre lui et la nature. Une simple semelle le protège du sol caillouteux… Le contact n’est cependant pas perdu et l’homme tire une gratification de son travail.

Depuis plus de deux siècles, la situation a changé très vite. L’«interfaçage» généralisé a pris le dessus sur l’adaptation lente. Le geste de la main perd de son importance au profit de l’idée et du calcul. L’homme ne cherche plus l’harmonie, il somme la nature de répondre à ses questions, prétendant lui arracher ses secrets afin de gouverner l’évolution à sa guise. Il veut s’affranchir des contraintes spatiales, temporelles, matérielles, et vise même l’immortalité. Les progrès de l’intelligence artificielle l’enivrent.

M. Thorimbert examine comment son métier d’ingénieur électricien a évolué1. Voilà 40 ans, il dessinait ses plans à la main. Le geste et l’attention jouaient un rôle capital. Aujourd’hui l’ordinateur s’est imposé. L’auteur montre comment s’est transformée la fabrication d’un escalier tournant ou la conception des entrées d’immeuble. On est passé du monde des objets manufacturés, beaux et uniques, et de la fierté du travail accompli, à celui de la production en série pilotée de A à Z par ordinateur, des normes standardisées et des objets numériquement calibrés. Le temps de travail a diminué et les prix ont baissé. Le monde entier s’est converti à ce mode de faire, apanage occidental à l’origine.

Derrière ces processus apparemment utiles à l’élévation du niveau de vie, M.Thorimbert détecte des errements. L’homme a un problème avec la limite suprême, la mort. Il se veut démiurge, désireux de se recréer lui-même. Il n’accepte ni l’angoisse ni l’incertitude au sujet de son destin après la mort. Son argent lui apparaît comme une «réserve de vie»; il l’investit dans la conception de l’interface par excellence, l’intelligence artificielle et les robots. Si la conscience résulte d’une certaine densité de connexions neuronales, si grâce à la techno-science l’homme contrôle les neurones et crée lui-même des connexions, alors la machine peut devenir consciente. Le démiurge croit provoquer bientôt la communion des robots reliés au cloud omniscient, leur Pentecôte. Nous créons une divinité qui n’a plus rien d’extérieur à nous-même (mais qui ne pardonne ni ne rachète…).

Nous investissons des sommes énormes pour être comme des dieux et ces investissements rapportent. Nous avons toujours plus d’argent pour nous rendre immortels.

C’est là que le bât blesse. L’intelligence artificielle a besoin d’un substrat matériel et d’énergie pour ses processeurs, ses réseaux de serveurs, pour la construction de centres géants où conserver d’innombrables données. L’argent était créé naguère en fonction de ressources rares et limitées, l’or par exemple. Depuis la suppression de l’étalon-or, l’argent s’est dématérialisé, notre «réserve de vie» est virtuelle. L’argent à crédit nous empêche d’agir en cohérence avec les limites écologiques. Nous consommons toujours plus vite ce que la nature nous offre, la nourriture, l’énergie, les métaux rares. Nous allons dans le mur.

Serons-nous capables d’inverser le cours des choses? L’auteur n’est pas optimiste. Et si notre désir d’immortalité allait… nous tuer, à cause des dégâts infligés à la biodiversité, de l’épuisement des ressources, de la surpopulation et de la dégradation climatique?

M. Thorimbert n’aperçoit que deux issues: soit la frugalité consentie, soit la guerre de tous contre tous. Il préférerait que nous contenions nos désirs, mais nous n’empruntons pas cette voie. Il consacre de nombreuses pages à énumérer les déséquilibres écologiques, sociaux et psychiques causés par notre aversion pour les limites naturelles. L’humanité se divise en trois groupes: d’abord une élite imaginant réparer par le progrès technique ce que la technique a défait et visant l’immortalité; ensuite la masse des individus socialement assistés, craignant le chômage, de plus en plus surveillés, sommés de justifier chacun de leurs actes professionnels, saturés de «nouvelles technologies», calmant leur angoisse par les anxiolytiques, les spectacles sportifs, le tourisme et l’exhibition sur les réseaux sociaux; enfin les habitants des pays «émergents» n’ayant rien de plus pressé que de «rattraper» l’Occident.

Il est possible que ces multiples déséquilibres conduisent au besoin d’en découdre. La nature humaine ne change pas. Comme des préadolescents, les humains cherchent des limites que la guerre leur fixerait.

Malgré ces sombres perspectives, l’auteur de désespère pas. Peut-être l’homme comprendra-t-il que l’immortalité n’est pas pour lui. Perfection humaine et perfection robotique n’ont rien de commun. Le robot répond aux questions, mais ne s’en pose pas. Poser des questions est le privilège de l’homme. Celui-ci ne devrait-il pas, renouant avec la transcendance, prendre au sérieux son statut de témoin étonné, vulnérable et mortel de la création au lieu de poursuivre la maîtrise absolue? En mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance, l’homme s’est vu nu et mortel; il a connu le bien et le mal; il a acquis le libre-arbitre, mais il lui est toujours interdit de toucher à l’arbre de vie. Loin de le rendre immortel, y goûter signifierait la fin de l’espèce humaine.

L’auteur achève son livre sur une métaphore. La vie est comme une rose. L’homme l’effeuille en espérant découvrir son centre et posséder son secret. Mais la rose n’a pas de cœur. Une fois effeuillée, elle n’est plus. Le bonheur n’est–il pas dans le parfum éphémère que la rose offre au chercheur d’absolu?

Notes:

1  Remarquons que l’auteur, au bénéfice d’une formation scientifique, préconise que l’école redonne toute leur place à la langue maternelle, l’histoire, la philosophie et … à la botanique.

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