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De Gaulle à Baden-Baden

Jean-François Cavin
La Nation n° 2108 26 octobre 2018

Notre an de grâce 2018 est riche de commémorations. Il y a celle de l’armistice de la Première guerre mondiale, qui fit taire les armes mais resta grosse de rancœurs revanchardes. Le centenaire de la grève générale provoquée par le Comité d’Olten est un triste anniversaire, dont certains syndicats tentent de réchauffer le souvenir prétendument exemplaire, mais dont M. Christophe Reymond a clairement montré dans 24 heures qu’il s’agissait de jours noirs dont la répétition ne pourrait que nuire gravement à tout le pays (pourquoi les grévistes du bâtiment qui ont bloqué le pont du Mont-Blanc à mi-octobre ne sont-ils pas poursuivis?). Et puis… mai 68, dont le jubilé nous vaut quelques pauvres célébrations de l’irresponsabilité libertaire (moins qu’on aurait pu craindre, les héros sont-ils fatigués?), et aussi quelques études historiques non dénuées d’intérêt.

Parmi celles-ci, on peut citer la publication, en deuxième édition, de l’ouvrage d’Henri-Christian Giraud, L’accord secret de Baden-Baden – Comment de Gaulle et les Soviétiques ont mis fin à mai 19681. Ce livre donne la clé d’une énigme qui a longtemps intrigué les personnes intéressées à la politique et à l’histoire récente: qu’est-ce que de Gaulle a été faire à Baden-Baden le 29 mai 1968? On sait qu’il a rencontré le général Massu, commandant en chef des forces françaises en Allemagne; mais pourquoi? L’explication la plus répandue était que, sentant son pouvoir vaciller, le président de la République a été s’assurer de la fidélité des forces d’occupation, pour le cas où elles devraient intervenir en France même pour juguler une éventuelle révolution.

Giraud donne une autre explication, en s’appuyant notamment – mais indirectement – sur un écrit de Massu et sur les Mémoires de Willy Brandt, alors chancelier de l’Allemagne fédérale. De Gaulle allait chercher à Baden-Baden l’assurance que le Kremlin de Brejnev ne le lâchait pas et rappellerait à l’ordre les communistes hexagonaux, depuis peu tentés par la révolution.

Il convient de rappeler que le Parti communiste français (PCF) et sa filiale syndicale la Confédération générale du travail (CGT), au début des troubles, n’étaient nullement du côté des étudiants protestataires et autres agitateurs tenant les rues de Paris. L’Humanité du 3 mai condamnait leur démarche – et notamment leur leader Cohn-Bendit – et le parti de Georges Marchais n’a pas modifié sa ligne durant quelques semaines; car ces anarchistes incontrôlables ne lui disaient rien qui vaille et il ne fallait pas se laisser déborder par la gauche. Mais le climat pré-révolutionnaire se renforçait; de Gaulle et son gouvernement peinaient à trouver la riposte; le discours tenu par le président le 24 mai fut un flop (de Gaulle fut le premier à le reconnaître le jour même) et les communistes commencèrent à se demander si le Grand Soir n’était pas arrivé; ils manifestèrent donc contre le pouvoir le 28 mai, ce qui inquiéta fort le Général.

Par émissaires interposés, il fit donc discrètement demander au Kremlin de remettre à l’ordre le PCF et la CGT. La réponse n’allait évidemment pas venir par le canal officiel. Mais on constate que le chef des forces soviétiques en Allemagne, le maréchal Kochevoï, par le plus grand des hasards sans doute, vint justement rendre visite à son homologue Massu, à Baden-Baden, dans ce moment crucial, l’assurant au fil de la discussion du soutien de Brejnev à de Gaulle. Il fallait que le président de la République l’entendît lui-même à la meilleure source, pour que nul autre ne sache que c’est Moscou qui le remettait en selle. Et en effet, rassuré sur le retour des communistes français à leur position originelle (car les ordres du Kremlin eurent un effet immédiat), il put tenir le 30 mai le grand discours, ferme et mobilisateur, annonçant la dissolution de l’Assemblée nationale et de nouvelles élections, qui furent un triomphe pour lui; et ses partisans exprimèrent aussitôt leur soutien enthousiaste dans une manifestation géante dans la capitale. L’ordre était rétabli.

Giraud montre à quelles ruses de Gaulle ne craignait pas de recourir. Le 29 mai au matin, il montre un grande fatigue à Pompidou, annule le conseil des ministres et annonce qu’il va se reposer à Collombey-les-deux-Eglises. Mais l’hélicoptère qui l’emporte avec Yvonne, aussitôt envolé, disparaît et n’arrivera que le soir à Collombey. Durant quelques heures, on ne sait pas où il est. Envers Massu lui-même, de Gaulle feint l’accablement et envisage son retrait, puisqu’il semble avoir perdu tout soutien – cela pour mieux tirer les vers du nez de son interlocuteur qui tente de le rassurer en citant notamment l’appui… du Kremlin mentionné par Kochevoï, alors qu’il ignorait la démarche initiée la veille par le président; celui-ci a donc obtenu l’information souhaitée sans se découvrir vraiment.

Pourquoi Moscou soutint-elle de Gaulle? Les Soviétiques, qui le connaissaient bien depuis 1944, où il avait noué des relations positives avec l’URSS et invité les communistes à son gouvernement de la Libération, appréciaient son anti-américanisme et son hostilité envers l’OTAN, dont la France s’était retirée. Mieux valait cet allié objectif que la montée en puissance, à Paris, de forces révolutionnaires non communistes, que le PCF ne parviendrait pas à maîtriser et dont les intentions en politique étrangère étaient inconnues.

De Gaulle à Baden-Baden, c’est une page étonnante de la diplomatie secrète menée personnellement par le chef de l’Etat, et une illustration de la Realpolitik que le Général pratiquait.

Notes:

1  Première édition en 2008, deuxième édition aux Editions du Rocher en 2018.

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