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Le pays de Farinet

David Rouzeau
La Nation n° 2129 16 août 2019

A la suite de notre précédent article sur Farinet ou la fausse monnaie1, il peut être intéressant d’analyser les références qui sont faites à son pays dans le roman. Ce personnage de Ramuz est à l’évidence un héros de la liberté. Il la revendique notamment dans deux grandes scènes après sa seconde évasion de Sion (ch. V) et quand il décidera de mourir au nom de cette même liberté (ch. XVI et XVIII). La possibilité de prendre une vie normale, en épousant la belle Thérèse aux cheveux d’or, lui ayant été comme interdite par le destin, il se rappellera être né dans le «sauvage» et choisira d’y mourir. Il est ainsi une sorte d’anarchiste et on pourrait penser dès lors qu’il n’a que faire d’une appartenance à un pays, d’une identité «nationale». Or, ceci n’est pas du tout le cas.

Farinet est profondément enraciné dans le pays de son enfance, qui est tout simplement son pays. Il est né et a passé son enfance dans un village de la vallée du Grand-Saint-Bernard. Jeune adulte, en étant au service de Sage, le vieil herboriste, il habitera avec lui dans sa maison à Mièges qui deviendra la sienne. A de nombreuses reprises, tout au cours du roman, l’identité ethnique de Farinet est indiquée par lui-même, par le narrateur ou par d’autres personnages de façon parfaitement unanime. L’adjectif possessif «notre» ou le pronom personnel «nous» sont également souvent empruntés pour marquer cet attachement.

Tout d’abord, il y a la grande scène de salutation et de contemplation des montagnes, scène fameuse où à la fin une montagne lui indique même, par un hochement de tête, qu’il a raison de se vouloir libre pour goûter à l’or de la contemplation du monde, c’est-à-dire pour recueillir les «minutes heureuses» (cf. notre précédent article). «A présent, je vous connais mieux, parce qu’on se rapproche de chez nous, avec le Pigne d’Arolle […]; et cette fois, j’y suis parce qu’on est chez nous…» (nous soulignons ainsi que par la suite). Il y a, de manière symétrique, son adieu au monde et à son monde. Il reste fidèle aux montagnes, le domaine de l’élévation et de la transcendance, et il est particulièrement attaché à «celles qui sont nommées en notre douce langue, la Pointe à Pierre, la Becca Nera, dans la langue de chez nous». Puis à nouveau, il y a «celles qu’on nomme avec un nom trouvé dans le ventre de sa mère, les douces, les bonnes, les maternelles, celles qu’on connaît bien». Il continue: «Alors, là, il y a une vallée dont le pli se voit dans la chaîne […], et c’est chez nous. Il dit: “ C’est chez nous ”. Il dit adieu. C’est là le lieu de son village; alors il y a fait retour encore une fois en pensée pour un petit moment: c’est là le lieu du haut passage avec les chiens, avec les religieux, avec un petit lac, eh! adieu.».

Le narrateur insiste aussi sur la notion de pays. Le «bâtiment des galères […] est le nom qu’on donne dans le pays à la prison». Si Farinet peut vivre incognito à Sion après son évasion des prisons d’Aoste, c’est qu’«il avait à présent des habits comme ceux que portent les gens du pays; il était du pays, il avait l’accent du pays…», qualité que lui reconnaît Joséphine qui le protège: «Vous êtes du pays, ou quoi?». Des gendarmes venus de Sierre ne sont, par contre, pas «du pays». Romailler, le municipal de Mièges, père de cette jeune Thérèse qu’il aime, lui dit: «Tu ne peux pas quitter le pays, parce que tu es signalé partout». Lors de la remémoration de sa vie avec Sage, quand il allait livrer des herbes médicinales à Sion depuis Mièges, le narrateur, mais peut-être le personnage lui-même au style indirect libre, dit que «le pays change lui aussi continuellement, étant tout vert, tout gris, tout nu ou habillé entièrement de fleurs et de feuilles […]». La souplesse énonciative du récit fait que le narrateur est assimilé parfois à des villageois ou à Farinet lui-même. Ce narrateur-témoin, ce «on» qui assiste à l’histoire, parle de «notre Rhône». Joséphine a une conscience claire de l’appartenance au pays, elle qui est immigrée par son père italien, mais dont la mère «était du pays, c’était une Zufferey».

L’identité s’affine même jusqu’à la communauté villageoise. Le chasseur de chamois venant collaborer à la capture de Farinet «n’est même pas de la commune» se scandalisent les villageois.

La tragédie réalisée, le glas sonne pour Farinet, son corps passe devant «le village tout entier (qui) était venu à sa rencontre». Le «nous» prend la narration en charge. Farinet «ne nous avait jamais fait que du bien». Il était «un garçon de nos montagnes», «un garçon de chez nous». La dernière page le répète: «un garçon de nos montagnes» et ajoute: «Les gendarmes suivaient avec leurs fusils, ces messieurs de la justice s’en sont mis à aller à leur suite; nous, on est allés derrière, tandis que le glas sonnait toujours».

L’idéal politique de Farinet est ainsi celui d’une commune autonome. Il propose à ses amis de Mièges cette société souveraine et indépendante: «C’est de l’or […] qui vaut bien mieux que celui du gouvernement… Je vais vous le dire moi: le gouvernement est jaloux. Ses lois, elles sont faites pour lui… Est-ce qu’on ne pourrait pas s’organiser une bonne petite vie à nous, par ici, avec notre monnaie à nous et pas la sienne?…». Mais à part quelques amis qui soutiennent Farinet en secret, ce projet semble impossible. L’Etat central est toujours représenté de manière négative, abstraite. C’est une sorte de monstre froid. Ramuz n’a en rien cherché à valoriser cette entité. Peut-être est-ce parce que l’écrivain, ainsi que Farinet — et eux à l’image du Christ — vit une vie, ou d’une vie, qui est trop intense pour être compatible avec la vie sociale normale? Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. La grande liberté de Farinet, la même grande liberté de l’écrivain, est d’un ordre supérieur, très souvent incomprise, et négligée par la société. La tragédie est que Farinet est trop pur, trop vrai, trop en lien avec le cœur intense de la vie, pour pouvoir vivre parmi les hommes. Le moloch de l’Etat va l’écraser impitoyablement, il ne supporte pas cette liberté consacrée à l’Absolu.

Le pays de Farinet est dès lors clairement un pays charnel, éprouvé, goûté, contemplé et aimé. Farinet montre bien qu’il n’y a aucune contradiction entre le fait d’être libre et d’être enraciné. Il semble bien que c’est la conception de Ramuz lui-même qui s’exprime ici, grand écrivain, parfaitement libre, libre pour la vérité, écrivain universel, profondément humaniste, et, par ailleurs, comme essentiellement attaché à son pays du Rhône, se déployant du Valais francophone à notre Pays de Vaud. Et on trouve cette vérité anthropologique, fautivement rejetée ou sous-estimée par certaines idéologies modernes destructrices, que pour être libre, il faut avoir des racines, et que l’appartenance à un pays concret est fondamentale pour qu’une vie d’homme puisse s’épanouir.

Notes:

1  Voir La Nation n° 2121 du 26 avril 2019.

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