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Actualités  |  Mardi 5 septembre 2017

Une fée au pied du Jura

Participant à un buffet champêtre au pied du Jura, vous remarquez d'emblée un fait étrange: contrairement à l'habitude universellement répandue, les invités prennent place sans hésitation ni bousculade dans la file qui conduit aux plats. Ils attendent sans impatience. Ils devisent tranquillement mais ne s'attardent pas devant la table, une fois leur assiette garnie. Les plats sont sans cesse réapprovisionnés. Ce qui doit être chaud est chaud durant tout l'après-midi, le tiède, tiède, le froid, froid. Les bouteilles vides sont magiquement remplacées par des pleines. Des dizaines d'enfants jouent sans se battre et se taisent lors des discours.

Cette fluidité générale n'est pas spectaculaire, simplement si parfaite que personne ne s'en avise. Mais vous, qui professez que les assemblées sont naturellement chaotiques et que, jamais, l'ordre ne naît spontanément du chaos, vous vous efforcez de comprendre où se cache cette invisible source d'harmonie.

Vous portez votre regard au-delà des convives, dans les coulisses, dans l'ombre où s'active la famille vigneronne qui vous reçoit. Peu à peu, votre œil s'aiguisant, vous distinguez une personne qui est partout, mais n'y reste jamais assez longtemps pour prendre la moindre place. De taille moyenne, jeune, souriante et bien mise, elle apporte et remporte les plats, fait, d'un geste délicatement autoritaire, se mouvoir la file des affamés, remplace les bouteilles, oriente les nouveaux arrivants. La personne dont on fête l'anniversaire reçoit un immense bouquet de lys dont elle ne sait que faire… Le feu follet arrive sans bruit et prend le bouquet: «Ne vous occupez pas de ça, je m'en charge».

Elle virevolte de la grande tente à la cuisine et donne un bref coup de main à son compère cuisinier, un baroudeur débonnaire à l'accent alémanique. Lui-même aide au service à l'occasion. Jusqu'au bout de la fête, ils travailleront en symbiose, sans relâche, se croisant constamment sans jamais se heurter. Entre les deux, ils n'auront pas fait un seul mouvement superflu de tout l'après-midi.

Elle est arrivée tôt, pour disposer toute chose dans l'ordonnance exacte que lui suggèrent son expérience et son bon sens. En aucun moment, l'imprévu ne la prendra au dépourvu. Elle voit chaque détail et conserve la vue d'ensemble. Le service est un commandement. La serveuse est un chef.

Cet ordre léger rend les pains et les vins meilleurs, les conversations plus calmes, les interruptions moins irritantes. Certains s'en trouvent si bien qu'ils en oublient leurs obligations et prolongent jusqu'au soir une visite qu'ils se promettaient rapide et frugale.

Sept heures d'attention et d'efforts soutenus sans cesser de sourire et de rire, serait-ce possible sans éprouver soi-même du bonheur à faire son métier de fée ordonnatrice et nourricière?

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 5 septembre 2017)