Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée
Actualités  |  Mardi 1er octobre 2019

L’écriture, c’est d’abord et avant tout un artisanat

Notre maître de français à la Cité, l’écrivain Jeanlouis Cornuz, avait annoncé la couleur dès le premier jour: «Je veux que vous écriviez beaucoup de pages». Cette exigence quantitative nous avait choqués. Nous professions que l’essentiel est la perfection des textes, leur beauté et leur originalité, pas leur nombre. Nous éprouvions un sentiment de supériorité par rapport à ce maître et à sa conception étonnamment tâcheronne de l’écriture. Mais c’est lui qui avait raison. Plus exactement, nous avions peut-être raison du point de vue de la finalité de l’écriture. Mais lui avait raison du point de vue de l’apprentissage, car, à l’époque, nous étions des apprentis, et à un point que notre vanité n’imaginait même pas.

Et c’est un fait qu’on apprend à écrire en écrivant, «sur le tas». L’apprenti rédacteur est semblable à l’apprenti mécanicien qui commence sa formation en apprenant à «limer plat». Il lime, lime interminablement, durant des semaines, rentrant le soir avec des ampoules sur ses mains douloureuses. Il lime à s’en brûler les yeux, longtemps sans constater le moindre changement. Et puis, un jour, il se rend compte qu’il lime plat. Cela lui paraît même si évident qu’il ne sait pas comment il pouvait limer autrement. Apparemment, ce genre d'entraînement a pour effet d’activer des connexions inconnues et profondes entre l’intelligence, la volonté, l’œil, la main, la lime et la pièce de métal. En passant, je regrette de devoir dire que l’apprenti d’aujourd’hui passe beaucoup moins de temps qu’autrefois à limer plat.

A l’époque, donc, nous limions beaucoup de pages pour M. Cornuz. Beaucoup de maladresses et de lourdeurs subsistaient. La forme était encore rudimentaire et le fond, imprécis. Néanmoins, pas à pas, sans nous en rendre vraiment compte, nous progressions dans notre maîtrise de la plume, dans le choix et l’ajustement des mots, dans la fluidité des phrases, dans la force du développement, dans la lisibilité de l’ensemble.

On progresse sans doute, mais on n’en finit jamais. Même les rares élus qui se rapprochent de la perfection continuent de s’exercer, pour se maintenir: la rouille et la sclérose les menacent aussi. Pas un jour sans une ligne. Ecrire encore, se relire en critique, enrichir son vocabulaire spontané, aiguiser sa perception des déséquilibres, les alinéas trop courts, trop longs ou arbitrairement découpés, la conclusion décalée, les sons qui se heurtent, les répétitions involontaires, les formules qui détournent de l’essentiel.

L’écriture est aussi un artisanat particulier à cause du sens général que vos phrases contiennent et transmettent. Il ne suffit pas de viser l’harmonie interne, il faut encore viser la vérité, car on peut proposer de redoutables sophismes et des mensonges éhontés dans un style parfaitement usiné.

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 1er octobre 2019)