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Menaces sur l'apprentissage

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1763 22 juillet 2005
L’apprentissage, la «formation duale» comme on dit aujourd’hui, est menacé de divers côtés. Dans un long article intitulé «Pourquoi les patrons ne veulent plus d’apprentis», le journal Bilan N° 178 du 23 mars dernier remarque que les demandes d’apprentissages sont plus nombreuses que les offres, ce qui fait que, chaque année, un certain nombre de jeunes se trouvent sans emploi. L’enquête de Bilan montre que beaucoup de patrons sont découragés par l’insuffisance des connaissances de base de trop d’apprentis, mais aussi par leur manque d’énergie et d’intérêt pour le métier qu’ils ont choisi. Ils mettent l’école en cause, évidemment, mais aussi, non sans raison, l’éducation reçue à la maison.

En filigrane, l’enquête désigne une cause supplémentaire: la diminution du sens corporatif des patrons, la perte de leur sens des responsabilités à l’égard des générations qui suivent. L’une des fonctions traditionnelles de la corporation est d’assurer la pérennité du métier en transmettant non seulement les connaissances techniques, mais aussi l’amour du travail, et du travail bien fait. Cette transmission à la fois matérielle et morale est un élément fondamental du système. Interrogé par Bilan, le patron de l’entreprise Hentsch et Bovey, cinq employés et deux apprentis, le dit clairement: «Au niveau économique, on n’y trouve pas toujours notre compte, mais j’estime qu’il s’agit de mon devoir de transmettre, il y va de mon éthique de patron.» Plusieurs des patrons interrogés, sans formuler les choses aussi explicitement, se plient à cette exigence. D’autres se contentent de calculer les inconvénients et les avantages que l’opération représente pour eux.

La rapidité de l’évolution des techniques et les modifications constantes des réalités politiques et économiques fragilisent l’avenir de beaucoup d’entreprises. Des branches nouvelles naissent, d’autres disparaissent, toutes se modifient. Cette absence de stabilité rapproche et restreint l’horizon des patrons. Il est difficile de consentir des sacrifices au nom d’un avenir incertain et fuyant. Quant aux entreprises étrangères installées chez nous, elles ne connaissent généralement même pas le système de formation duale. C’est ainsi qu’aujourd’hui, pas loin de septante pour cent des entreprises ne forment pas d’apprentis.

L’Accord de Bologne ne reconnaît pas la formation duale, ce qui fait que nous aurions en Suisse quelque huitante pour cent d’illettrés! Cela ne contribue pas à la réputation, à l’«image» de l’apprentissage auprès des jeunes. Quand demandera- t-on des comptes aux aveugles qui ont accepté et signé cet accord?

On ne doit pas sous-estimer non plus la persistance de l’idéologie de la lutte des classes dans les cerveaux socialistes: le patron, confondu avec l’investisseur sous le nom de capitaliste, reste l’ennemi de classe, et l’apprenti n’apprend jamais que les modalités de sa future exploitation par le grand capital. Seule la formation étatique est conforme au sens de l’Histoire. Le remplacement de l’apprentissage par des écoles des métiers est une tendance constante de la gauche.

Le groupe de réflexion A Propos a fait paraître en mars dernier une brochure intitulée «Quarante-quatre actions concrètes pour revaloriser la formation professionnelle en Suisse romande» qui actualise ces questions. Nous engageons nos lecteurs, en particulier les patrons et les enseignants, à en faire la lecture (1). Les auteurs soulignent les apports originaux du système dual: un accès immédiat du jeune à l’expérience des réalités économiques, son intégration à la société par le travail, son accession rapide à une certaine indépendance et à un certain sens des responsabilités. L’intégration sociale par l’économie est, semble-t-il, particulièrement efficace dans le cas des jeunes migrants. Pour l’entreprise, l’engagement d’apprentis est un facteur d’humanisation et de rafraîchissement. Pour l’Etat, il représente un facteur de cohésion sociale… et aussi des économies considérables.

Les auteurs de la brochure énumèrent aussi leurs sujets de préoccupation quant à l’avenir de l’apprentissage. Ils mettent longuement en lumière la survalorisation du monde académique et de ses diplômes dans la société en général, chez les parents, les politiciens et l’administration, mais aussi chez les orienteurs professionnels. Il n’en va même pas différemment, ajouterons-nous, dans les syndicats. La brochure souligne aussi les préjugés de beaucoup d’enseignants vis-à- vis du monde économique, le désintérêt des politiques à l’égard de la formation professionnelle, les exigences administratives excessives et néanmoins croissantes qui finissent par dissuader les maîtres d’apprentissage.

Les suggestions d’A Propos visent à éloigner ces menaces et à préserver la formation duale. Les grandes lignes: familiariser les enseignants avec la vie de l’économie; obtenir de l’école une information plus complète sur les métiers; améliorer l’orientation professionnelle par un élargissement de la formation de ses responsables; élever les conditions d’entrée à l’université; éviter que les écoles de culture générale ne se substituent à l’apprentissage; limiter les écoles professionnelles aux nouveaux métiers et empêcher que certains CFC ne puissent être obtenus que par une voie scolaire, à l’exclusion de la voie d’apprentissage; accorder des privilèges aux entreprises formatrices; réduire les contraintes étatiques à l’égard des maîtres d’apprentissage; renforcer le souci déontologique chez les membres des associations professionnelles; favoriser l’apparition de l’esprit corporatif dans les nouvelles branches; promouvoir le système dual auprès des entreprises étrangères; mettre publiquement en valeur la réussite de per- sonnes ayant bénéficié d’un apprentissage. Nous souscrivons pour l’essentiel à ces propositions. En particulier, on doit être reconnaissant aux auteurs de dénoncer l’obsession de notre société pour les études longues et le mépris corollaire dans lequel elle tient les métiers. La place nous manque pour présenter et critiquer les détails de leurs propositions. Nous y reviendrons à l’occasion.

Nous attirons l’attention des responsables d’A Propos sur une évolution structurelle qui menace indirectement la formation duale dans le Canton de Vaud et pourrait réduire leurs efforts à néant.

La réforme scolaire, on le sait, ne s’arrête jamais, sacrifiant éternellement un présent imparfait à un futur réputé parfait… aussi longtemps qu’on ne l’atteint pas. Nous tenons pour probable qu’une prochaine étape consistera à prolonger l’école obligatoire jusqu’à dix-huit ans. Cette étape s’inscrit en tous cas dans la logique des choses. Le frein à l’acquisition des connaissances, lié aux méthodes modernes qui demandent que l’élève découvre lui-même la matière enseignée, joint aux exigences croissantes des milieux de l’économie quant à la formation des futurs employés appellent cet allongement. Signe avant-coureur, la dixième année est en train de s’institutionnaliser. Cette prolongation de l’école obligatoire aurait pour corollaire une scolarisation progressive de la formation professionnelle, c’est-à-dire l’érosion puis la disparition de l’apprentissage.

On ne sauvera pas la formation duale sans restaurer une école obligatoire digne de ce nom. Nous souhaitons qu’A Propos consacre une partie de son travail d’analyse et de propositions à cet aspect des choses.


NOTES:

1) A propos - Analyse et propositions politiques - Case postale 7141, 1002 Lausanne.

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  • Nouvelles taxes auto: pourquoi pas, mais attention au piège! – Jean-Blaise Rochat
  • Concurrence, centralisation, contradictions – Nicolas de Araujo
  • Lublin – Pierre-Gabriel Bieri
  • Guillaume le Bâtard conquiert Romainmôtier – Aspects de la vie vaudoise, Frédéric Monnier
  • Journaliste toi-même! – Le Coin du Ronchon