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Persistance de l'inégalité

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1764 5 août 2005
Une étude genevoise (1) établit qu’entre 1980 et 2003, les écarts séparant les élèves des milieux dits défavorisés et les autres n’ont pas diminué. Le Bulletin de l’APE de juin 2005 qui donne l’information insiste: «Et ce n’est pas faute d’avoir manqué de moyens: malgré les mesures d’encadrement prises, les résultats se font attendre et les disparités perdurent tout au long de la scolarité, et même au-delà.»

En 1974 paraissait une thèse intitulée «Barrières sociales et sélection scolaire, étude des conditions sociologiques de la fréquentation des écoles secondaires dans le canton de Vaud», dont l’auteur, M. Jean-Paul Gonvers, dénonçait «le déterminisme qui aboutit à ce que ce soient les enfants issus des milieux socio-culturels les moins privilégiés qui bénéficient le moins de la fonction d’acculturation de l’école». La «démocratisation» de l’école avait déjà une quinzaine d’années à l’époque. C’est dire que le constat d’échec des mesures égalitaires n’est pas d’aujourd’hui.

Faut-il s’obstiner, augmenter encore les moyens mis à disposition de l’école pour réaliser l’égalité, resserrer l’encadrement des élèves, avancer leur prise en charge scolaire? Les caisses publiques sont un peu vides pour cela. Et puis, cinquante ans d’efforts sans effets, «n’y aurait-il pas là matière à réflexion, non seulement pour les responsables politiques, mais aussi pour chaque citoyen que nous sommes?», comme le dit le Bulletin de l’APE.

Mais les questions touchant à l’égalité sont délicates à aborder. Quel savant kamikaze, psychologue ou philosophe, osera, par exemple, reposer la question du rôle de l’hérédité en matière d’intelligence, voire mettre publiquement en doute les théories de l’intouchable Jean Piaget?

L’école s’est notamment donné pour but d’offrir à chaque enfant la possibilité de développer ses dons personnels. Tâche légitime. J’ai entendu une mère de condition modeste dire à sa fille qui voulait apprendre le piano: «Le piano, c’est pas quelque chose pour nous…». Dans son esprit, ce n’était pas une question d’argent, mais de statut social. Modestie délétère! Personne ne saurait s’en contenter, et l’école moins que quiconque.

Ceux qui cherchaient à réformer l’école dans un sens égalitaire ont pensé qu’il était bon de faire comme si l’environnement familial et social de l’enfant n’avait pas d’importance. Seules comptaient ses capacités individuelles.

C’était oublier cette réalité que dans certaines familles il y a des livres, alors que dans d’autres il n’y en a pas, que dans certaines familles on écoute de la musique, alors que dans d’autres on ne s’y intéresse pas, que dans certaines familles on discute, on voyage, on s’engage. Les relations familiales quotidiennes, les activités professionnelles du père et de la mère, le cercle des amis, la façon de parler, le langage utilisé, les violons d’Ingres, les intérêts généraux, tout cela dessine l’horizon du petit d’homme et détermine, sur une base affective, ses premières références normatives. Il les pondérera par la suite, bien entendu. Mais, même s’il les conteste radicalement, elles ne l’en auront pas moins marqué pour toujours. La bûchille ne saute jamais aussi loin du tronc qu’elle pense pouvoir le faire. Le milieu forme l’enfant dès bien avant la première année d’école enfantine.

Indépendamment même de cette imprégnation familiale, des différences se dévoilent dès la naissance, de vitalité, de caractère, de curiosité, d’invention, de maturation. Même si on retirait les enfants à leurs parents dès leur naissance pour les formater dans un phalanstère anonyme, la société resterait profondément inégalitaire.

L’échec des efforts égalitaires était programmé.

Prenons la question par l’autre bout. Cette fatalité de l’inégalité et des disparités sociales est-elle après tout si insupportable? Le déterminisme familial et social, qui encombre parfois la personne et bouche son horizon, détermine aussi un milieu dans lequel elle est chez elle. Elle y a ses repères. Et c’est le cas même si ce milieu n’est pas «privilégié». On peut porter le plus grand tort à un enfant si l’on s’évertue à le faire sortir du milieu social qui a contribué à modeler sa personnalité, sous prétexte que ce milieu-là est défavorisé.

L’égalité est une notion difficile à saisir. Ce n’est pas une chose en soi mais une relation. Elle est seconde par rapport aux êtres qu’elle relie. Et cette relation s’affirme toujours par rapport à ceci ou à cela. On parlera d’égalité par rapport au poids ou à la taille, par rapport au revenu, à la fortune, au lieu d’habitation. En d’autres termes, l’égalité touche la personne, non comme telle mais sur un point particulier. La supériorité d’une personne sur un ou plusieurs de ces points n’est ni un signe de réussite ni une promesse de bonheur.

Si l’on dépasse cette approche sectorielle et qu’on aborde les personnes comme des touts concrets et uniques, le jugement d’égalité ou d’inégalité perd beaucoup de son importance. Il apparaît alors dans toute sa sommaire insuffisance, dans toute sa partialité idéologique, dans toute son indémontrabilité foncière.

Apprivoiser les inégalités en intégrant les personnes aux activités des diverses communautés qui constituent le pays. Réaffirmer inlassablement l’éminente dignité de tous les métiers utiles et pratiqués avec conscience. Ouvrir des portes à l’enfant, certes, lui donner l’envie de les franchir. Mais ne pas considérer comme un ratage inacceptable le fait qu’il ne le puisse ou ne le veuille pas. Ne pas démolir la société, la famille, l’école sous prétexte d’y bâtir une impossible égalité.


NOTES:

1) «L’enseignement à Genève», étude publiée par le Service de recherche en éducation du Département de l’instruction publique genevois.

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