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C. F. Ramuz pléiadisé

Benoît MeisterLa page littéraire
La Nation n° 1770 28 octobre 2005
Deux forts volumes, de près de mille huit cents pages chacun, dans la très belle et savante édition de la Pléiade chez Gallimard, pour réunir les vingt-deux romans de C. F. Ramuz, d’Aline à La Guerre aux papiers: le «Chantier Ramuz» et sa directrice, le professeur honoraire Doris Jakubec, peuvent être fiers de leur ouvrage. Depuis le 12 octobre dernier, les deux volumes tiennent une place de choix dans les librairies, ont leur table à part ou leur vitrine réservée, aussi bien à Paris que chez nous. Aboutissement d’une entreprise de longue haleine, qui a réuni de nombreux chercheurs pour le travail scientifique et plusieurs fonds et fondations pour le financement, le résultat est magnifique à tous points de vue!

Jusqu’à ce jour, le lecteur disposait déjà de plusieurs éditions des Oeuvres complètes, parmi lesquelles celle publiée chez Henry-Louis Mermod servait de référence; cette dernière avait été en effet élaborée par Ramuz lui-même, après un vaste labeur de relecture et de réécriture, dans les années 1939-1941. Elle était donc complète du point de vue de l’auteur, mais «du seul point de vue de l’auteur […], réduit[e] à sa ligne essentielle, à ses seuls temps majeurs, aux grands rythmes en spirale qui l’animent», ainsi que l’affirme Doris Jakubec dans son «Introduction» (1). Le «Chantier Ramuz», d’une part, a choisi de donner au lecteur quelque idée de cet impressionnant travail de réécriture, en indiquant certaines variantes – sur les plus de mille pour la plupart des romans! –, passages et même parfois chapitres entiers, qui figuraient dans des éditions antérieures et que Ramuz avait supprimés dans ses Oeuvres complètes. D’autre part, les chercheurs ont eu accès à l’immense masse de documents, plans, notes préparatoires, ébauches, manuscrits qui était conservée dans la maison de l’écrivain, à Pully: plus de 60'000 feuillets, parmi lesquels un nombre important de titres était encore inconnu, dont plusieurs romans «abandonnés» (2), selon l’expression de Ramuz, ainsi qu’une grande partie de son passionnant Journal (3). Les romans abandonnés ne sont pas publiés ici, mais le groupe de chercheurs a tiré profit des annotations, commentaires métanarratifs et remarques sur le travail d’écriture figurant sur les manuscrits, et tente, dans les différentes notices et notes sur le texte des romans, «de dégager l’essentiel de ce laboratoire de recherches expressives, narratives et stylistiques, mais aussi éthiques, esthétiques et philosophiques, en constante interrogation sur l’art romanesque et surtout sur le rôle du narrateur aux prises avec ses personnages, leur cadre, leur milieu, leurs désirs, leurs rêves, leurs peurs, leurs limites» (4). Pour la première fois, ainsi, le lecteur de cette nouvelle édition entre dans l’atelier de l’écrivain, et peut se faire une idée de la complexité, de la profondeur du travail, sans cesse repris et recommencé, de Ramuz sur la langue, – de la hauteur des exigences qui habitaient l’écrivain à la recherche d’un style qui fût exactement le sien.

L’«Introduction» de Doris Jakubec est d’abord une excellente mise au point. L’auteur rappelle notamment un malentendu à propos de Ramuz, qui a consisté à ranger ce dernier aux côtés des écrivains de romans «rustiques», méprise qui proviendrait de trois options esthétiques prises par l’écrivain vaudois, parmi lesquelles «le choix du paysan comme le type de l’homme aux prises avec l’élémentaire, dans une visée métaphysique»; mais le paysan, écrit Doris Jakubec, «n’est pas, comme chez les auteurs de romans “rustiques”, une fin en soi. Comme le lac et la montagne, il est un support, un point de départ; le point d’arrivée sera un élargissement esthétique» (5). L’«Introduction» livre également une vue d’ensemble, précise et pénétrante, sur l’ensemble de l’œuvre romanesque ramuzienne, des premiers romans réalistes (d’Aline en 1905 à Vie de Samuel Belet en 1913) aux romans que l’auteur nomme «interrogatifs» (de Passage du Poète en 1923 à La Guerre aux papiers en 1942), en passant par la période des romans dits mythiques ou mystiques (parmi lesquels l’effrayant Règne de l’esprit malin, La Guérison des maladies, Terre du ciel, Présence de la mort); à propos de ce pan de l’œuvre romanesque, Doris Jakubec rappelle que «la Bible est le livre le plus constamment présent dans les œuvres de Ramuz, et l’occasion d’un dialogue incessant»; elle décrit ensuite son parcours religieux et analyse son panthéisme mystique, qui se manifeste déjà chez Aimé Pache et Samuel Belet.

A la suite de l’«Introduction», nous lisons une minutieuse et riche «Chronologie» établie par Alain Rochat, des premiers pas littéraires de l’enfant à l’intense et foisonnante activité de l’écrivain mûr. Nous apprenons par exemple qu’en 1890, Ramuz commence à tenir un cahier de récits, contes et poèmes, en exergue duquel il écrit ces vers de L’Art poétique de Boileau: «Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage […]». Ramuz a alors douze ans… Alain Rochat est également l’auteur d’un «Répertoire» à la fin du second tome, qui présente succinctement, dans l’ordre alphabétique, les personnes que Ramuz a côtoyées de près ou de loin, amis, relations et critiques qui ont joué un rôle dans sa trajectoire d’écrivain, ainsi que les différentes maisons d’édition et périodiques où il a publié ses romans et ses autres textes, tant en Suisse qu’en France. A la fin de chacun des deux volumes figure un dossier important d’appendices, constitués principalement de chapitres, inédits ou publiés, antérieurs à la version des Oeuvres complètes chez Mermod; nous y lisons par exemple deux versions du chapitre final du Règne de l’esprit malin, un chapitre retranché du manuscrit définitif de Passage du Poète dans lequel nous retrouvons avec bonheur l’exaltation de l’unité retrouvée entre les hommes et le pays, à travers un jeu de correspondances d’une liberté inouïe. Dans la même section que les appendices sont reproduits également les documents essentiels à la compréhension de la poétique ramuzienne, notamment la célèbre «Lettre à Bernard Grasset». Enfin, le dossier des notices, c’est-à-dire des présentations et analyses de tous les romans par les différents chercheurs du «Chantier Ramuz», dont certaines apportent de nouveaux et féconds éclairages. Les notes et variantes dont nous parlions plus haut viennent à la suite des notices.

Nous voilà donc en possession de la première édition scientifique des romans de Ramuz. Elle remplit parfaitement son office en servant l’art de l’écrivain vaudois plus fidèlement qu’il ne l’a été jusqu’ici, dans toute sa complexité et son originalité. C’est elle qui servira désormais de référence. Gageons que le lectorat de Ramuz, français en particulier, grandira, que la critique y trouvera un élan nouveau, et que l’écrivain atteindra plus profondément, dans les années à venir, les imaginations et les cœurs.


NOTES:

1) Page XLVI du premier tome.

2) Parmi lesquels figurent des titres comme «Montée à la vie», «Sortie de l’hiver», «Travail dans les gravières», «Néant», «Les Hommes posés les uns à côté des autres».

3) Partie inédite qui paraît pour la première fois, en même temps que l’édition des romans dans la Pléiade, en trois volumes chez Slatkine (Genève).

4) D. Jakubec, dans la «Note sur la présente édition», tome I, p. LXXXVIII.

5) Page XIV, et page XIII pour la citation précédente.

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
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  • Jean-Sébastien Bach aujourd'hui – La page littéraire, Jean-Jacques Rapin
  • Rongeurs à rejeter – Cédric Cossy
  • L'objectivité et les certitudes – Pierre-François Vulliemin
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