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Le Brexit et l’Histoire

Jean-François Cavin
La Nation n° 2048 8 juillet 2016

Le Brexit a plongé beaucoup de monde, en Europe et au Royaume-Uni, dans une sorte de stupeur. Mais cette surprise est surprenante, car l’inattendu était prévisible: l’euroscepticisme d’une partie importante de l’opinion publique britannique était notoire; des sondages montraient qu’on pouvait s’attendre à tout. Mais on ne voulait pas croire à l’éventualité d’une rupture, car elle ne devait pas se produire. L’Europe se construit, toujours plus grande et tissant des liens toujours plus étroits entre ses membres: elle ne peut pas se détruire.

Il y a une part de messianisme dans l’idée de l’Europe unie. Elle surmontera les égoïsmes nationaux et créera une fraternité nouvelle entre les peuples. Elle affirmera dans le monde les «valeurs» de sa civilisation gréco-romano-christiano-libéralo-sociale avec, par-dessus le marché, un bon vernis moderne de démocratie et de droits de l’homme. Et puis, voyez-vous, elle a procuré la paix à notre continent durant soixante ans. Elle nous ouvre le chemin vers un avenir sans frontières politiques ou mentales, prospère, pacifique et radieux. Il n’est pas concevable de régresser vers le temps révolu des particularismes et des barrières. On n’a pas le droit.

On peut discuter du succès économique de cette Europe, qui ne convainc pas les chômeurs de maints pays membres. Mais, au moins, la paix du continent! Or le bien-fondé de cette affirmation incantatoire reste à prouver. On admire certes l’idée géniale des Pères fondateurs d’atteler à la construction d’un marché commun du charbon et de l’acier – et plus si entente – les belligérants de naguère, œuvrant ainsi de manière forte à la réconciliation franco-allemande. Mais la renaissance d’une Europe pacifiée sur les ruines de la guerre est aussi due au Plan Marshall; et un demi-siècle sans affrontements armés tient aussi, peut-être surtout, à l’équilibre de la terreur entre les deux super-puissances durant le temps de la guerre froide. Le pouvoir de Bruxelles lui-même n’échappe pas aux tentations de débordement qui provoquent les guerres. Hier, si un conflit a éclaté en Géorgie, aujourd’hui si un autre bourronne en Ukraine orientale, c’est dû à l’imprudent impérialisme de l’Union européenne. Mais, comme c’est pour apporter les «valeurs» occidentales à ces pays, les europhiles n’y voient guère d’inconvénients; de même qu’ils minimisent la portée des crises – institutionnelles, financières, agricoles – que connaît périodiquement l’Union, malade de vouloir appliquer les recettes jacobines dans l’espace vaste et diversifié d’un empire; ce sont des crises de croissance, expliquent-ils, dont elle ressort chaque fois plus forte. Car le destin de leur Europe, c’est de progresser toujours vers un épanouissement toujours plus complet.

Le vote des Anglais a le mérite de rappeler qu’il n’existe pas, en politique, un «sens de l’histoire». On discerne certes des tendances lourdes, surtout dans le développement des sciences et de la technique, ainsi que dans l’évolution des mœurs, qui ne sont pas sans effets sur les sociétés. On connaît aussi des constantes, souvent liées à la géographie. «Messieurs, l’Angleterre est une île», disait André Siegfried au début de son cours en Sorbonne sur la Grande-Bretagne; et il ajoutait: «...et je pourrais m’arrêter là»; ce ne sont pas les Anglais de 2016 qui le démentiront. Gaxotte, pour l’Allemagne, note qu’elle n’a pas de frontières naturelles à l’est et à l’ouest; même pas sur le Rhin où la plupart des villes sont situées sur la rive gauche du fleuve; il y voyait la cause naturelle d’un certain expansionnisme, notamment sur les marches orientales. Et que dire des territoires helvétiques, si compartimentés, dont les cours d’eau s’écoulent vers les quatre points cardinaux, destinés donc à rester divers, sans tomber dans l’orbite d’un de leurs grands voisins?

Mais sur le socle puissant de ces données de la nature, l’histoire politique se construit et se transforme, au fil des générations et parfois au rythme plus rapide des années, selon les accidents de la vie: les aspirations des peuples, les besoins de l’économie, l’envie de changement ou la résistance au changement, la crainte d’un voisin trop puissant ou l’entraînement d’un partenariat stimulant, l’autorité d’un magistrat d’exception ou la médiocrité du personnel politique, la volonté de réussir ou la fatigue du succès. Des essais et des erreurs, des hauts et des bas, des avancées ici et des reculs là, ainsi va le monde.

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