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Juvenilia CXXX

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2050 5 août 2016

Les enfants et les ados sont devenus assez casaniers et ce n’est pas forcément que la conséquence de l’immersion généralisée dans leur monde virtuel informatique: tablettes, téléphones, ordinateurs. Les espaces de jeux extérieurs se sont restreints et il est devenu quasiment impensable de laisser les enfants livrés à eux-mêmes des journées entières à inventer des jeux sous le contrôle lointain des adultes, comme c’était encore courant il y a quelques décennies.

La dernière fois que j’ai vu des enfants improviser des activités à l’ancienne, c’était à l’occasion d’un chantier de construction derrière mon immeuble, il y a dix ans. Les pelles mécaniques avaient amoncelé des tonnes de terre mêlée de divers gravats, de sable et de plâtre. Le chantier avait ainsi créé un désordre poétique propice à l’improvisation, à l’invention. Dans un premier temps, les jeunes du quartier se contentèrent de se rouler et de glisser dans cette pente bienvenue. Mais l’irrégularité des matériaux rendait cette pratique malcommode. On passa rapidement à un jeu plus élaboré. Le dépôt formait deux collines symétriques au sommet desquelles apparurent des fortifications faites de planches de coffrage, de sections de tubulures, de filets déchirés, de caissons récupérés. On fit flotter une bannière au-dessus de l’un et l’autre fort. Les batailles, rigoureusement ritualisées, s’engageaient par des invectives hurlées dans un langage qu’aucuns guillemets, points de suspension, aucune abréviation ne masquent suffisamment pour ne pas heurter la bienséance. Après ces aménités, les belligérants dévalaient leur pente et, au terme d’un bref combat suivi d’une réconciliation hâtive, la guerre reprenait. L’esprit de ce jeu était celui de La Guerre des boutons, avec ses explorations, ses cabanes dans les arbres, une vie de plein air spontanée qui a quasi disparu.

Aujourd’hui, les jeunes dépensent leur énergie physique dans des clubs sportifs très encadrés. Le milieu où ils se meuvent est urbanisé et rassurant. Ils y sont habitués et considèrent la nature comme un monde étranger. Une de mes élèves a récemment vécu comme un exil traumatisant un déménagement de Renens à Penthaz (quinze kilomètres). Vivre à la campagne, quelle horreur! Ce sont des tendances avec de notoires exceptions, mais vérifiables en classe: sur une vingtaine d’élèves d’une classe de 11e année, pas un seul ne put donner une définition ou simplement une description du mot «dune». S’ils sont capables de faire la différence entre un sapin et un cerisier – surtout s’il porte des fruits –, le plus grand nombre ne peut distinguer un hêtre d’un chêne. Il y a quelques années, dans chaque classe, on pouvait recenser quelques naturalistes, ornithologues, herpétologues, amateurs de fleurs et de plantes sauvages. J’ai même connu un fanatique des lichens… Cette espèce s’est raréfiée en proportion de l’augmentation des spécialistes en informatique.

A trente kilomètres à vol d’oiseau de chez eux, les voici dans un monde profondément étranger, entre le col du Marchairuz et le Mont Tendre, un sommet visible depuis leur école. Le brouillard, il est vrai, ajoutait du mystère, voire de l’anxiété à la randonnée. Arrivé près d’un chalet d’alpage, on manifesta sa stupéfaction à la vue d’une automobile: «Il y a des gens qui vivent ici? Comment font-ils?» Cette dernière question signifiait clairement: comment est-ce possible de vivre ici? Pour beaucoup, la proximité d’un troupeau était une expérience nouvelle. Manuel, un fin loustic, sut tirer avantage de la situation: «Attention, Rita, avec ton t-shirt rouge, le taureau va charger, c’est sûr, je m’y connais en corrida. Ne bouge pas, je m’occupe de tout.» Le héros fit quelques gesticulations, comme on chasse un moustique, pour détourner l’animal. «Tu peux passer sans crainte.» «Manu, tu es sûr que c’est un taureau?» «Peu importe, il vaut mieux être prudent.»

Les arachnides et les insectes peuvent provoquer des paniques incontrôlables. Au cours d’une excursion en VTT dans une garrigue ardéchoise, Nelly jette brusquement son vélo dans le bas-côté du sentier, manquant de causer un carambolage général, et se livre à une danse de saint Guy ponctuée de cris affolés: «Je suis attaquée par une horrible bête noire!» «C’est un papillon, Nelly.» Elle se rend compte du ridicule de la situation: «Oui, mais un gros papillon. Un papillon noir.»

En général, le spectacle des beautés naturelles laisse indifférents les adolescents: c’est une poésie réservée aux personnes d’un certain âge. A Mathilde qui gémit devant le panneau jaune des sentiers pédestres «Yvonand 2h30», j’essaye de démontrer le bonheur d’être au centre du plus beau pays du monde, au soleil, avec vue sur les moissons, le Jura et les Alpes. J’évoque Gustave Roud pour qui la marche dans ce paysage fut une raison de vivre. «Vous ne me convaincrez pas. Vous me parlez comme ma grand-mère quand je fais la tronche en balade.» Mathilde daigne esquisser un sourire lorsque je mentionne bronzage et fitness liés à la pénible activité. Plus loin, le chemin embourbé par les pluies récentes est obstrué de branchages abandonnés par les bûcherons. «Dites, Monsieur, votre marche c’est Koh-Lanta! Vous êtes au moins sûr qu’on est sur le bon chemin?» En effet, il vaut mieux ne pas se tromper d’itinéraire: c’est l’émeute assurée si on doit revenir en arrière.

Il ne faut pas croire que c’est par faiblesse de constitution que les adolescents renâclent lors des randonnées. Il suffit de les lâcher en ville pour vérifier leur prodigieuse résistance à la marche éprouvante sur le dur macadam des trottoirs de toutes leurs capitales chéries: Londres, Paris, Amsterdam, Prague, Barcelone… Lors des voyages dits «d’étude», après la visite obligée de quelque musée dont ils sortent harassés, ils reprennent une vigueur inextinguible lorsque vient le moment où ils peuvent sillonner librement, par petits groupes, les rues commerçantes de la ville. Le plan du centre est téléchargé sur leurs portables, avec les adresses des boutiques à visiter, le Burger King ou le Subway où on se restaurera hâtivement. Dans la crainte que l’expérience ne soit pas renouvelée, ils marquent une ponctualité exemplaire au rendez-vous du retour. Ils rayonnent du bonheur d’avoir «fait des affaires» à l’achat de fringues de marques internationales «tellement plus avantageuses que chez nous».

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