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Ecrire en situation – Lettre aux participants de Valeyres 2016

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2051 19 août 2016

Chères Mesdemoiselles, Chers Messieurs,

Vous avez participé à notre camp de Valeyres, vous vous y êtes trouvés bien et vous sembliez tentés de rejoindre la troupe des journalistes politiques amateurs de La Nation.

Nous avons consacré pas moins de trois soirs au thème «écrire en politique». Et pourtant, nous avons omis de parler d’un élément primordial, qui est que nous écrivons toujours en situation. Nous faisons partie de ce dont nous parlons.

Autant dire que, si honnêtes, pondérés et factuels que vous soyez, vous serez toujours partiaux. C’est la nature même de la politique. Empirique, c’est-à-dire nourrie des expériences historiques et quotidiennes, cette science moyennement exacte ne peut être pensée et exercée que d’un point de vue concret. Pour La Nation, ce point de vue est celui du Canton et, par prolongement, celui de l’Alliance fédérale. Vision éminemment limitée et partiale, donc. On vous la reprochera souvent.

Vous pourrez répondre à vos contradicteurs qu’ils sont dans l’illusion s’ils pensent échapper à cette partialité en élargissant le territoire à partir duquel penser la politique. L’Union européenne représente elle aussi un point de vue particulier. Et ce point de vue n’est en aucune manière plus «objectif» ou plus universel parce que plus étendu. Il n’est en rien plus légitime que le point de vue vaudois ou suisse. Il l’est même moins, l’Union jouissant d’une réalité culturelle et institutionnelle bien inférieure à celle des Etats qui la constituent. Et c’est encore plus vrai pour l’autoproclamé «citoyen du monde», dont le point de vue est théoriquement planétaire, mais dont la vision concrète dépasse rarement son petit monde individuel.

Cela étant, puisqu’il y a toujours un point de vue, nous vous invitons à choisir celui qui est le plus cohérent, celui qui présente le plus d’unité historique et la plus forte communauté de mœurs: la nation. Si petite soit-elle, elle constitue le cadre naturel de la politique, à l’intérieur duquel on peut porter le jugement politique le plus certain et agir en laissant le moins de monde sur le carreau.

Il est parfaitement possible que deux personnes honnêtes et raisonnables, mais qui n’ont pas le même point de vue national, jugent tel événement politique d’une manière diamétralement opposée. La victoire de l’un des belligérants n’est-elle pas toujours la défaite de l’autre? Le héros de la résistance au-delà des Pyrénées n’est-il pas parfois un terroriste en deçà? Et serait-il, au fond, absolument scandaleux que le Major Davel soit présenté par un historien bernois comme un individu séditieux plus que comme un héros?

Revendiquez donc la partialité inhérente au journalisme politique. Mais n’en déduisez pas je ne sais quel droit de faire litière de la bonne foi et de la proportionnalité. Evitez de présenter vos soupçons comme des indices et vos indices comme des preuves. Ne demandez pas aux preuves de prouver plus qu’elles ne peuvent. Gardez-vous de sélectionner les seules références qui étayent votre hypothèse. Que vos éventuels effets rhétoriques ne modifient pas le poids réel de vos arguments… à moins que votre talent polémique ne contraigne le rédacteur en chef à vous accorder le privilège de mettre occasionnellement un pied dans la mauvaise foi.

Que votre partialité soit mesurée au plus juste! Ne soyez certes jamais modestes pour tout ce que notre pays fait de bien, mettez en valeur nos grands personnages et leurs hauts faits, les œuvres de nos écrivains, peintres et musiciens, nos scientifiques et leurs inventions et découvertes, la beauté si diverse de nos paysages, l’excellence de nos vins, que sais-je… Mais n’en rajoutez pas: le ridicule suit la vanité comme son ombre.

De même, n’essayez pas de «prouver» que nos institutions sont les plus pertinentes du monde. N’en recommandez pas l’adoption aux autres Etats, comme ceux qui conseillent à la France d’adopter l’initiative et le référendum. Les mécanismes institutionnels sont eux aussi propres au pays et définis par son histoire. Ils ne sont guère exportables.

Le fait que la nation soit le critère politique décisif du jugement et de l’action ne signifie pas que vous ne devez en dire que du bien. Il est tout aussi important d’écrire ce qui ne va pas. Il n’y a pas de bonne politique vaudoise qui ne tienne compte de nos erreurs, faiblesses et lâchetés. La Nation s’efforce d’y contribuer.

Je tiens pour certain que vous n’êtes pas prêts à vous répandre en considérations accablées sur l’étroitesse de notre pays, sur son égoïsme ou sa frilosité, sur son absence d’avenir, formules obligées des thuriféraires de l’abaissement des frontières au nom du marché libre ou de l’universalité du genre humain. Mais ne laissez jamais passer les écrits et discours qui vont dans ce sens. Faites-en inlassablement ressortir le côté pitoyablement répétitif, intellectuellement creux et politiquement suicidaire.

Ecrire dans La Nation, ce n’est pas seulement commenter les événements d’un point de vue vaudois. C’est aussi prendre la responsabilité d’influencer, ne serait-ce que très modestement, la marche des événements. Vous ne pouvez donc vous désintéresser des conséquences éventuelles de vos écrits. Ainsi, il n’est, en général, pas recommandé de démolir un parlementaire qui a juste été maladroit ou craintif, et pourrait redevenir un allié. Il faut veiller aussi à ne pas écrire dans le seul but de se faire plaisir, «pour le fun », comme disent les sportifs quand ils ont perdu. M. Regamey nous avait dit une fois qu’il faudrait toujours se forcer à biffer la formule qui nous plaît le plus dans notre article. On ne vous demande pas de vous imposer cette ascèse extrémiste.

En période de crise, toujours dans la perspective de la responsabilité politique du journaliste, il arrive qu’il soit préférable de retenir sa critique de l’action gouvernementale et de s’autocensurer provisoirement. Il y a quelque temps, La Nation dénonçait l’attitude défaitiste, pour ne pas dire munichoise, de la presse suisse à l’égard des efforts de M. Burkhalter pour faire accepter par l’Union européenne son interprétation de l’initiative contre l’immigration massive. Cela n’a pas fait de nous une presse-croupion. Et le report de quelques jours de la publication des états d’âme des commentateurs politiques ne saurait être considéré comme une atteinte majeure à la liberté d’expression.

Mais peut-être envisagez-vous de commencer par rédiger des articles plutôt littéraires, ou sociaux, ou historiques, sur l’art brut, le scoutisme, la quatrième révolution industrielle ou l’histoire de l’Arménie. Vous verrez vite que la recherche d’un équilibre qui donne leur pleine mesure à la fois à l’engagement affectif et à la distance raisonnable n’y est pas moins nécessaire qu’en politique.

La prochaine échéance rédactionnelle est au lundi 29 août. On attend.

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