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Cruauté russe

Jacques Perrin
La Nation n° 2051 19 août 2016

Quel est le propre de l’homme? Il rit, d’accord, mais ce n’est pas le plus important. Aristote pense que l’homme est un animal politique, tandis que Hobbes croit qu’il est un loup pour son semblable. L’homme est doué de raison et de langage. Il peut se donner la mort. Il a conscience de lui-même; il est libre, il est responsable de ses actes, dit-on. «Un être qui s’habitue à tout»: voilà, selon Dostoïevski, la meilleure définition de l’homme.

Il est un autre trait essentiel de la personne humaine, plus inquiétant: la cruauté. On a beau en subir chaque jour les manifestations médiatiques, la deviner chez certains individus, parfois des enfants (les «mouflets», comme les appelle Soljénitsyne au goulag1 où ils font figure de monstres malfaisants), la cruauté nous surprend toujours.

Les camps de concentration sont le lieu par excellence où elle s’exerce.

Dans sa somme sur le goulag2, Anne Appelbaum dit que l’administration ne requiert pas expressément la cruauté, qu’elle la réprouve officiellement, mais que celle-ci persiste dans les faits. L’historienne américaine en distingue quatre espèces. La cruauté sadique qui vise à la satisfaction sexuelle de bourreaux pervers est rare. La cruauté cupide consiste par exemple, pour les gardiens mal payés, à obliger les détenus à franchir la zone de sécurité, puis à les abattre afin de toucher une prime. La cruauté irréfléchie par négligence ou paresse est fréquente. La cruauté suscitée par la colère d’avoir à accomplir une tâche peu «valorisante», réservée à la lie des services de sécurité, incite les matons à des jeux cruels pour se venger de leur ennui sur des prisonniers qu’on leur présente, suivant les époques, comme des chiens, des ennemis du peuple, des ennemis de classe, des fascistes, des espions, des saboteurs, des «nuiseurs», etc. Aux îles Solovki, les détenus doivent se jeter dans l’eau glacée quand les gardiens crient «dauphins!»

Dans les prisons soviétiques, la torture est interdite au début des années trente, puis rétablie durant la Grande Terreur (1937-1938) avec l’approbation de Staline. On roue de coups les prisonniers, leurs organes sont écrasés, on brise les pieds et les mains, l’estrapade est pratiquée. Certains pontes de la police, comme Nicolas Iéjov, surnommé le nabot sanglant (il mesurait 1m 51), ou Viktor Abakoumov assisté par son adjoint Rioumine, participent aux interrogatoires et mettent la main à la pâte.

Au chapitre 3 de la première partie de L’Archipel, Soljénitsyne lui-même s’effare que «des dizaines de milliers de bêtes humaines» puissent pratiquer la torture, comme sous Ivan le Terrible, «sur des millions de victimes sans défense […] dans notre grand vingtième siècle, dans une société conçue selon les principes socialistes», alors que les supplices étaient déjà considérés comme barbares sous le règne de Pierre le Grand et comme inadmissibles sous celui de Catherine. Il faut dire que tout est bon pour arracher des aveux, car «les aveux de l’inculpé l’emportent sur les preuves et les faits quels qu’ils soient […] notre jurisprudence d’avant-garde en est revenue à des conceptions pré-antiques ou médiévales […] nos commissaires-instructeurs, procureurs et juges ont accepté de voir la preuve principale de la culpabilité dans l’aveu […]». Ensuite, Soljénitsyne décrit par le menu trente et un modes de torture nécessaires pour remplir les quotas de coupables, pour «faire du chiffre». Les plus simples sont souvent les plus efficaces. Par leur instruction et leur éducation, la plupart des prisonniers (et prisonnières) ne sont pas préparés «à une arrestation sans crime et à une instruction sans objet». Il suffit de les priver de sommeil, de les entasser dans des cellules exiguës, tantôt surchauffées tantôt glaciales, ou de leur parler grossièrement pour qu’ils signent tous les documents qu’on leur présente et qu’ils livrent les noms de complices imaginaires.

Comme toute chose, la cruauté comporte des particularités nationales. Les supplices chinois se distinguent des tortures japonaises; les soviétiques n’exterminent pas les ennemis de classe comme les nazis liquident les Juifs. Soljénitsyne a tendance à louer la communauté paysanne et la vie au front. Or, comme l’ont montré des écrivains tels Bounine (Le Village), Tchékov (Les Paysans) ou Tolstoï (La Puissance des ténèbres), le monde paysan russe était dur. Soljénitsyne lui-même a décrit combien fut rude sa formation d’officier et le peu de cas qu’il faisait de ses hommes quand il commandait une batterie en Prusse orientale. Lors de la guerre civile de 1918 à 1922, Blancs, Rouges et Verts (des paysans révoltés) firent preuve d’une cruauté indescriptible.

Selon Georges Nivat3, slaviste réputé, la cruauté russe se place sous le double signe de l’infanticide et du parricide; elle se tourne contre le peuple russe lui-même. Ivan le Terrible transperce son fils d’un coup de canne ferrée. Il fait massacrer des familles entières de la noblesse par ses opritchniki, rassemblés en un ordre monastique violent dont il est le supérieur. Boris Godounov ordonne le meurtre du tsarévitch Dimitri. Pierre met à la question son fils Alexeï. Le tsar-père exécute ses enfants, mais parfois ce sont les enfants qui tuent le père: Pierre III, son fils Paul, Alexandre II et Nicolas II sont assassinés. Au Goulag, Staline fait périr son peuple innocent. La délation familiale est encouragée. En 1932, Pavlik Morozov dénonce son père comme protecteur de koulaks. Pavlik est tué par vengeance et devient un modèle: «Nombreuses furent les dénonciations de pères par leurs enfants en 1934. Le vrai père des enfants soviétiques, c’était Staline! On éleva des statues à la gloire de Pavlik.»

La cruauté ne s’explique pas seulement comme effet d’une maladie mentale, loin de là. Elle est une donnée de la condition humaine, même dans les sociétés les plus raffinées (la France de la fin du XVIIIe siècle, l’Allemagne du XXe), même dans celles qui invoquent l’égalité, la démocratie populaire, l’avenir radieux, le bonheur pour tous (la Russie, la Chine, le Cambodge). «La vie est devenue plus belle, la vie est devenue plus joyeuse» disait Staline au moment de martyriser le peuple russe.

L’homme est sans doute un animal politique, le plus souvent, mais la cruauté, trait infiniment plus humain que bestial, a tôt fait de décaper la société de son vernis humaniste.

Notes:

1 L’Archipel du Goulag, troisième partie, chapitre 17, pp 371 à 387, édition nouvelle, Fayard 2011.

2 Anne Appelbaum: Goulag, une histoire, Folio 2004.

3 Georges Nivat: Les trois âges russes, chapitre II, pp 50 à 67, Fayard 2015.

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