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Arguments en faveur de l’argumentation

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2052 2 septembre 2016

L'idée prévaut, aujourd’hui encore, que le peuple serbe et ses autorités furent les instigateurs du conflit balkanique des années nonante et les auteurs principaux des actes de barbarie qui s’y commirent. L’éditeur Slobodan Despot, d’origine serbe, intervint à l’époque avec courage pour corriger cette vision injuste et lacunaire des événements. Mais il était trop tard, les communicateurs de l’OTAN avaient déjà occupé les esprits et tenaient solidement le terrain des médias. Contester la vision dominante, c’était attenter à la morale, pécher contre l’esprit, rééditer «les heures les plus sombres» et se condamner à l’exclusion sociale.

Vingt ans plus tard, Slobodan Despot publie Le Miel1. Il y parle, sous une forme romancée, des mêmes événements.

Ce livre est un succès de librairie au point qu’il a été réédité en livre de poche. Il vaut à son auteur des éloges unanimes, des prix littéraires, des invitations à tenir des conférences aux quatre coins de la France.

Or, le fond historique est rigoureusement le même. Comment se peut-il que les réactions diffèrent à ce point? M.

Despot tente de répondre dans sa lettre de réflexion électronique Antipresse2.

Selon lui, l’argumentation ne convainc que les convaincus, jamais les adversaires, ni les indifférents, d’ailleurs on ne lit que les gens qui pensent comme soi. «Mais quand on lit un vrai roman, peu nous importent les opinions de l’auteur, dit Slobodan Despot. On est dedans et la personne de l’auteur, ses idées et ses relations restent dehors ». Et il conclut: «L’argumentation divise les esprits, la littérature les rapproche.»

Ça se discute.

Certes, le roman, infiniment mieux que l’argumentation, restitue, en la concentrant, la plénitude de la vie. Il met en scène les mystères les plus profonds, non pour les résoudre conceptuellement, mais pour rendre leur profondeur même plus accessible. Les contradictions des personnages sont incorporées à ce «chant de la vie». La fiction littéraire met le mensonge luimême hors d’état de nuire: sous son charme, il devient lui aussi un élément romanesque.

Ajoutons que le simple fait d’écrire un roman humanise son auteur. La transmutation littéraire modifie sa vision et le contraint à témoigner de ce que personne n’a entièrement raison et que personne n’est entièrement mauvais. On peut donc penser que l’écriture même de son roman a changé le regard de M. Despot et qu’à l’encontre de ce que nous disions plus haut, le fond historique n’est plus, à ses yeux et à ceux de ses lecteurs, «rigoureusement le même».

Tout cela ne devrait pas empêcher de reconnaître la valeur propre de l’approche argumentative, ce qu’elle apporte de spécifique et qui échappe à l’approche littéraire. Car cette oeuvre romanesque qui «crée son univers et trouve en elle-même sa justification», avec, ajouterions-nous, l’apaisement intérieur qu’elle apporte, se paie d’un inévitable désengagement par rapport au monde à l’état brut, à la réalité politique immédiate, aux problèmes concrets qui se posent à la société. La fiction littéraire ne fournit pas les moyens d’aborder politiquement ces problèmes. Ce n’est d’ailleurs pas ce qu’on lui demande. Il reste que ces problèmes demeurent et se posent à nous en permanence.

Sauf à se désintéresser de ses contemporains, sauf à laisser l’entière maîtrise du débat politique aux plus forts et aux plus ambitieux, il faut bien, surtout quand on n’est pas soi-même au pouvoir, argumenter. Il faut argumenter, ne serait-ce que pour s’éclairer soi-même avant de tenter de convaincre les autres et d’influencer les décisions politiques dans un sens propice à la communauté.

Bien entendu, de même qu’une lecture féconde demande du temps et de la disponibilité d’esprit, ainsi qu’une certaine mise en condition, l’argumentation pose ses propres conditions pour donner du fruit. Il y faut un minimum de connaissance du thème traité et la volonté d’y mettre de l’ordre et de la lumière. Il faut avoir le courage de mettre sa propre opinion à distance, de façon à saisir ce que votre contradicteur peut dire qui la complète ou la corrige.

Il faut se donner le temps et la peine de remonter la chaîne des désaccords jusqu’à trouver un point de rencontre avec votre interlocuteur. Sur cette base seulement, les arguments pèseront leur vrai poids et s’échangeront avec profit.

Il faut aussi, et peut-être d’abord, un minimum de bonne éducation: ne pas crier, éviter d’occuper indéfiniment le temps à disposition et surtout ne pas interrompre celui qui parle. Dès que les protagonistes d’un débat commencent à se couper la parole, je boucle rétorsivement la radio ou la télévision. Le débat devient nocif pour tout le monde lorsqu’on passe de l’argumentation à l’affrontement idéologique, qui en est l’insupportable et barbare contrefaçon. C’est cette attitude et non une vraie argumentation que M. Despot a dû affronter en son temps.

Les exigences ascétiques de l’argumentation sont évidemment mal reçues dans une époque comme la nôtre, qui préfère l’image à l’abstraction, l’émotion à la raison et la rentabilité électorale au bien commun. Qu’importe. A travers le monstrueux gribouillis d’idées frivoles qui encombre le paysage intellectuel contemporain, l’argumentation redessine la ligne pure du principe stable et sûr. Sous la graisse de l’autosatisfaction et de la paresse, elle désigne le squelette solide de l’ordre qui tient le corps debout. Elle libère la langue de chair et d’esprit de la tyrannie de la langue de bois. Face aux certitudes mensongères et diviseuses de l’idéologie, elle témoigne inlassablement du travail de l’intelligence partagée, en marche vers l’unité de la vérité.

Notes:

1 Voir «Rencontrer pour guérir», Eric Werner, La Nation n° 1987 du 7 février 2014, et «Le miel de Slobodan Despot», Jean- Blaise Rochat, La Nation n° 2042 du 15 avril 2016.

2 Antipresse n° 37 du 14 août dernier, abonnement sur www.antipresse.net.

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