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La mondialisation selon Ludlum

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2054 30 septembre 2016

Au fil de vingt-six ouvrages, le romancier d’espionnage Robert Ludlum nous offre une description approfondie des mécanismes en marche de la mondialisation. Il nous dépeint un monde moderne bouleversé par des troubles curieusement inexplicables, des attentats sans motifs apparents, des carrières brillantes brisées du jour au lendemain, des disparitions qui ne soulèvent aucune question. Les journaux, la radio et la télévision, les discours des gouvernements et les rapports des commissions parlementaires restent à la surface des choses et ne livrent que des informations convenues. Ludlum envoie ses héros crever la surface des mensonges et découvrir les causes réelles des désordres, en particulier les alliances et affrontements changeants de groupes idéologiques ou financiers complotant pour remplacer, sur le plan mondial, les nations progressivement lâchées par les gouvernements.

Car les politiciens sont à la traîne, aveulis par les nécessités électorales, condamnés à la superficialité par la brièveté de leur mandat, paralysés par l’obsession de l’«image» qu’ils laisseront à la postérité: «…les pontes des agences de renseignement considèrent le président comme un simple locataire de la Maison-Blanche. Un locataire parmi d’autres. Il signe un bail de quatre ans, ou de huit ans s’il a de la chance, il achète un nouveau service de porcelaine, refait la décoration, embauche des gens, les vire, fait quelques discours, et pff ! il est parti.»

En réalité, ce qu’on demande au président, c’est d’avoir une belle tête d’affiche électorale et de ne pas encombrer le héros pendant qu’il sauve le monde.

Avec une imagination sans cesse renouvelée, Ludlum traque les complots de tous genres: complots des agences de renseignements américaines les unes contre les autres (La Trahison Prométhée); complots d’anciens nazis qui s’efforcent de réanimer l’esprit du troisième Reich (Le Pacte Holcroft, Les Veilleurs de l’Apocalypse); complots de militaires qui refusent la décadence du monde occidental et veulent lui rendre sa virilité conquérante (La Progression Aquitaine); complots d’industriels de la pharma qui empoisonnent la planète pour mieux vendre leurs antidotes (Opération Hadès); complot de terroristes mystiques visant l’ordre par le chaos (Le Cercle bleu des Matarèse); complot de l’homme supérieurement doué et hanté par la toute-puissance (La Directive Janson).

Mentionnons encore ce complot humoristique, parenthèse dans l’œuvre de Ludlum, qui débouche sur l’enlèvement rocambolesque d’un pape Francesco 1er, sans allusion à l’actualité, l’ouvrage datant de 1991 (Sur la Route de Gandolfo).

L’argent n’est pas la question, les comploteurs en ont toujours plus qu’il ne leur en faut, par la drogue, le blanchiment d’argent, le trafic d’armes, le chantage pratiqué à l’échelle industrielle. Ce qu’ils veulent, ce n’est pas la richesse, c’est le pouvoir absolu. De même, le héros dispose toujours de suffisamment de moyens pour n’avoir aucun souci, pécuniaire s’entend, du lendemain.

Le héros type de Ludlum est un individualiste pur. Il a des exigences morales, mais sans références religieuses ou philosophiques. Il n’envisage pas d’avoir des enfants. Sa femme lui suffit. Il ne tue qu’en cas de nécessité, mais, dans un roman d’espionnage frénétique de six ou sept cents pages, il y a tout de même pas mal de nécessités. Comme tous les héros, il supporte admirablement la souffrance et guérit étonnamment vite des blessures les plus dangereuses. Il saute d’un coin à l’autre du globe, supporte l’alcool, ne dort guère et ignore le jetlag.

Il n’est pas mû par une vision d’ensemble, mais par une impulsion personnelle. Son combat n’est que le sursaut d’un homme courageux confronté aux déterminismes malfaisants qui emportent le monde vers sa perte. Ayant gagné sa bataille, il cultive son jardin en toute discrétion et ne se soucie guère de ce qui se passera après lui. Il n’est d’ailleurs pas intimement convaincu de la valeur de ce qu’il a contribué à préserver.

La chimie et les sérums de vérité, la physique et le laser, la médecine reconstructive, la fabrication instantanée de faux documents, l’informatique, internet, les nano-sciences, toutes les nouveautés techniques jouent un rôle capital dans les romans de Ludlum. Ce n’est pas sans danger pour leur crédibilité, car rien n’est plus vite obsolète que la technique de pointe. Dans La Trahison Prométhée, paru en 2000, une scientifique dit avec un petit air modestement supérieur: «On a de grosses capacités de stockage avec cent vingt giga-octets en ligne et vingt téra-octets sur serveur magnétique.» Elle veut nous signifier que son installation est l’une des plus puissantes qui soit. Mais aujourd’hui, tout le monde a une clef USB de 32 ou 64 giga-octets dans la poche, et le film d’animation «Moi, moche et méchant» pèse pas moins de 142 tera-octets.

Les scenarii de Ludlum sont luxuriants. A ses intrigues politico-économiques enchevêtrées se superposent des histoires complexes d’amitiés déçues, de nostalgie amoureuse et de haines plus ou moins traumatiques. Les double fonds, les chausse-trapes, les miroirs sans tain, les portes dérobées et les faux plafonds, les caméras de surveillance et les enregistreurs «de la dernière génération», les pièces insonorisées, les brouillages et les contre-brouillages forment le décor de base. Les agents doubles et les triples traîtres, tous acteurs consommés, entourent le héros, le dupent et le baladent dans le monde entier… jusqu’à ce qu’il reprenne la main et conduise son propre complot contre les comploteurs.

Les descriptions des villes et des sociétés sont plaisantes et Ludlum cultive les détails qui font vrai. Soit dit en passant, le détail qui fait vrai ne l’est pas forcément: «…nous serons obligés d’informer le gouvernement de Lausanne» écrit-il à propos d’une affaire qui se passe à Genève. Est-il plus fiable quand il décrit Palo Alto, New York, Carthage ou Moscou? Probablement pas, mais après tout, est-ce important?

Sous la plume de Ludlum, les Etats sont débordés dans tous les sens. Les conglomérats technocratiques internationaux, au service des comploteurs ou complotant eux-mêmes, maîtrisent tous les moyens d’observation, des caméras de rue aux satellites de haute et basse altitude, en passant par les drones, les écoutes généralisées, et même les simples espions à l’ancienne. Ils exercent en permanence un regard à la fois détaillé et synthétique sur l’entier de la planète. Dès lors, les frontières ne contiennent ni ne retiennent plus grand chose. Elles ne servent souvent qu’à entraver le héros.

Certains ont critiqué l’obsession complotiste de Ludlum. Reconnaissons qu’il est difficile de ne pas la partager quand on songe aux grands groupes transnationaux pétroliers, céréaliers, miniers, pharmaceutiques ou bancaires, aux sociétés tentaculaires comme Apple, Google, Monsanto- Bayer, Facebook, Uber, aux fondations manipulatrices comme l’Open Society de George Soros, aux assemblées explicitement mondialistes comme le Groupe Bilderberg, la Trilatérale ou le World Economic Forum de Davos, à l’OMS de l’aviaire Mme Chan, à l’OMC, arme américaine de destruction économique massive, à l’ONU, la deuxième Babel, voire à l’Union européenne et son étouffoir administratif chaque année plus épais. Autant de puissants qui infiltrent les grands Etats, bousculent les petits et ne connaissent que leurs propres lois.

On peut même imaginer un désordre suffisant pour que les gouvernements eux-mêmes apparaissent comme de simples comploteurs parmi d’autres. Qu’on se rappelle le reportage Silence on tue, d’André Glucksmann et Thierry Wolton, paru en 1986 chez Grasset. On y voyait le gouvernement communiste de l’Ethiopie affamer méthodiquement son peuple dans le but d’obtenir l’argent de la solidarité internationale, une opération de communication menée par des professionnels efficaces sous l’œil complaisant des institutions internationales.

On peut regretter que Ludlum, mort en 2001, n’ait pas prévu l’une des formes les plus tragiques et inquiétantes de la mondialisation, ces immenses déplacements démographiques qui sont en train de bouleverser l’équilibre politique et religieux mondial. Il y a certes des terroristes islamistes dans ses romans, mais ce sont en général des révolutionnaires, des ennemis d’Israël, des chefs de guerre locaux ou régionaux. Les masses islamiques, moyen-orientales, africaines et balkaniques restent à domicile.

Ce thème brûlant lui eût fourni l’occasion d’imaginer, sur des bases assez vraisemblables, un triple complot, celui des Etatsuniens, désireux de dissoudre la civilisation européenne en la submergeant de populations allogènes incompatibles; celui des industriels européens, destiné à mettre à leur disposition une main-d'œuvre innombrable, bon marché et désyndicalisée; et un dernier complot fomenté par une Eglise sacrifiant la civilisation européenne pour se positionner en tête sur le créneau compassionnel.

Ludlum a même imaginé un complot mis sur pied dans une perspective explicitement bienfaisante: La stratégie Bancroft. Dans cet ouvrage publié après la mort de l’auteur, le directeur de la fondation familiale Bancroft veut «le plus grand bien du plus grand nombre» (PGBPGN). Il s’inspire explicitement de la philosophie utilitariste de l’Anglais Jeremy Bentham. Il dispose d’ordinateurs censément assez puissants pour pouvoir, dans n’importe quelle situation, examiner toutes les décisions possibles et toutes leurs conséquences à court et long terme: «Nous transformons la morale en mathématiques» dit-il. Les algorithmes – sans cesse optimisés, faut-il le dire – ayant indiqué la décision la meilleure pour le plus grand nombre, nos humanistes milliardaires se mettent au travail, mènent des campagnes de vaccination ou versent des pots-de-vin, alphabétisent un pays ou déstabilisent son régime, faussent les résultats d’une élection africaine, éliminent un marchand d’armes libanais, etc., toujours pour le plus grand bien du plus grand nombre.

Paul Bancroft, le gourou idéaliste et machiavélien de la fondation, place les moyens hors de tout jugement moral, alors même que la qualité intrinsèque des moyens est un aspect essentiel de la conduite politique. Seule compte pour lui la finalité déterminée par ses machines.

Le constat que les peuples finissent en général par souffrir davantage de leurs interventions que si on les avait laissés régler leurs affaires eux-mêmes ne touche pas ces bienfaiteurs de l’humanité. Il y a, accompagnant leurs efforts de mondialisation humanitaire, une prodigieuse cécité face au réel, doublée d’un non moins prodigieux orgueil: «Mon père joue à être Dieu» dit le fils de Bancroft.

Ce dernier a choisi d’agir en marge du système parce qu’il ne supporte pas les lenteurs et les blocages des administrations imbéciles et corrompues. Mais, soumis à ses seules propres lois, traitant les peuples les plus divers de la même façon aveuglément rationaliste, il a perdu le sens des différences, des proportions et des limites humaines.

L’image que Ludlum donne du monde et de son avenir n’est pas exaltante. Seuls des individus exceptionnels arrivent parfois à s’en tirer, non sans dégâts. Les autres se transforment chaque jour un peu plus en esclaves. La mondialisation, stade ultime de la lutte de tous contre tous, ne s’arrête jamais: il y a toujours des protections humaines à démolir, des entreprises à absorber, des concurrents à écraser, en un mot, des pouvoirs supplémentaires à conquérir.

A la fin, le héros a peut-être gagné la bataille, mais la guerre continue. Ludlum suggère que le mouvement de mondialisation qui nous emporte est trop profond, que nos faiblesses politiques et morales sont trop importantes, que les tentations du pouvoir sont trop fortes.

L’héroïne rebelle, Andrea Bancroft, a combattu la fondation au péril de sa vie. Elle finit néanmoins par en accepter la direction, jugeant possible de l’utiliser d’une façon qui rachèterait les crimes de son prédécesseur. Mais, comme tous ces groupes transnationaux, trop flous et ramifiés pour être éradiqués, trop grands et lourds pour être réorientés, la fondation Bancroft a sa dynamique et ses inerties propres. A la fin du roman, un lieutenant d’Andrea lui propose de faire assassiner un ministre guyanais corrompu dont les décisions sous influence menacent la vie de milliers de personnes. Contre sa conviction intime et contre ses sentiments profonds, elle est dominée par la logique mondialiste du système: «D’accord. Allez-y. Juste pour cette fois, mais… faites-le.»

Ces derniers mots du dernier roman écrit par Ludlum concluent symboliquement son œuvre: quelles que soient les excellentes intentions des mondialisateurs, la mondialisation est en soi mauvaise, purement destructrice et sans espoir de récupération.

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