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Hommage à Jan Marejko

Laurence Benoit
La Nation n° 2055 14 octobre 2016

Un matin de cette semaine, mon mari m’apporte au petit déjeuner deux articles imprimés sur internet, l’un de Slobodan Despot1, l’autre d’Eric Werner2, annonçant tous deux la mort du philosophe Jan Marejko, à Genève, le 21 septembre, à l’âge de 69 ans, et lui rendant un vibrant mais amer hommage. Cette nouvelle me propulse plus de vingt ans en arrière, époque où j’ai assidûment fréquenté son œuvre, pour m’en détacher ensuite pour des raisons qui restent encore à élucider.

Je me mets à chercher ses livres dans ma bibliothèque et je commence par ne pas les trouver dans le fatras qui y règne. Auraient-ils succombé à l’un des accès de rage iconoclaste qui s’emparent parfois de moi face à la pléthore de livres qui s’entassent, envahissant mon espace physique et psychique, et qui me donnent soudain le sentiment de suffoquer sous le poids d’une culture millénaire et cumulative, de plus en plus difficile à assimiler? Cela aurait été injuste puisqu’il avait été l’un des seuls à m’aider à digérer cette culture et à transformer la pléthore en abondance féconde. Je finis par en retrouver sept, couverts de poussière mais intacts, plus ses Exercices de philosophie. En les feuilletant, je constate que, excepté Cosmologie et politique sur lequel j’ai calé, tous les autres on été lus attentivement et abondamment soulignés et annotés. Je me souviens aussi que je lui ai écrit une lettre enthousiaste à la suite de la lecture de l’ouvrage Le Territoire métaphysique, à laquelle il avait gentiment répondu, mais encore que j’ai écrit un article laborieux sur La Cité des morts dans la revue Résister et construire, et donné une conférence sur ce sujet à la Ligue vaudoise.

Si la culture est effectivement ce qui reste lorsqu’on a tout oublié, que me reste-t-il de ces lectures aujourd’hui? Et pourquoi cet auteur m’avait-il tant marquée? Qu’avions-nous en commun?

Nous nous étions tous les deux convertis au christianisme à une époque où cela n’était plus très à la mode et où ce dernier semblait à bout de souffle, mais lui, contrairement à moi, pouvait adosser cette foi à une vaste culture philosophique et à une impeccable virtuosité dialectique, mais aussi au courage de déplaire. Alors que j’étais (et que je suis restée) ce qu’Allan Bloom appelait une âme désarmée et timorée face à la doxa contemporaine – athée, matérialiste, techno-scientiste –, lui était capable de batailler intellectuellement et à ses risques et périls contre elle – tout en restant l’homme le plus affable qui soit – et de me fournir quelques munitions pour tenter d’en faire de même. La foi du charbonnier s’est pendant un certain temps nourrie de l’érudition et de l’intelligence du philosophe, et affermie à la force d’âme de l’homme. A cette époque, j'étais animée par le vif désir de mieux comprendre le monde dans lequel je baignais et, au contact de la pensée de Marejko, le monde s’est temporairement illuminé.

Son livre Le territoire métaphysique et sa façon de dialoguer avec impertinence, passion et pédagogie avec les penseurs du passé fut pour moi une sorte d’initiation à la philosophie et au plaisir de la «vie de l’esprit».

La Cité des morts et la distinction qu’il y établissait entre mythocosme, logocosme et technocosme, un monde désenchanté par la techno-science où l’homme a perdu son âme et ne se tient plus de discours à lui-même, reste pour moi aujourd’hui encore une nomenclature toujours éclairante. Il résumait les choses en disant qu’autrefois les hommes en contemplant la voûte étoilée du ciel y voyaient un toit protecteur, alors qu’aujourd’hui ils n’y voient plus qu’un trou béant sur l’infini. Il considérait en effet que l’idée d’un univers infini, consistant à attribuer à la création l’un des attributs traditionnels du Créateur, avait été une rupture épistémologique fondamentale qui avait eu des conséquences incalculables.

Comme M. Despot, j’ai aussi été marquée par l’idée abondamment documentée par Marejko selon laquelle notre vision de la réalité dépend des paradigmes dans lesquels nous vivons beaucoup plus que des informations que nous transmettent nos sens, mais j’ai aussi cru comprendre que, si ces paradigmes nous dissimulent souvent la réalité, l’absence de ceux-ci ne serait pas forcément un avantage puisqu’alors nous ne verrions plus rien du tout. La doxa aristotélicienne affirmait que dans les cieux rien ne naissait et rien ne mourait et Tycho Brahé, astronome du XVIe siècle, lorsqu’il vit une nova, n’en crut pas ses yeux, car cela contredisait tout ce que les savants de l’époque tenaient pour vrai. Mais si ce paradigme n’avait pas existé, Brahé n’aurait pas pu voir qu’il y avait contradiction entre la doxa et ce qu’il voyait (puisqu’il n’y aurait pas eu de doxa). Il n’aurait vu qu’un amoncellement chaotique de faits et la nova serait passée inaperçue. Les paradigmes sont donc tout à la fois nécessaires et dangereux.

J’ai encore retenu l’idée que la véritable pensée n’est pas une suite de déductions logico-mathématiques, mais un dialogue incessant avec soi-même et avec les autres. Un homme pour être authentiquement vivant doit entretenir un dialogue de qualité avec lui-même, avec toute une tradition de penseurs, ainsi qu’avec le tout-Autre. J’ai conservé l’idée mais je ne l’ai malheureusement pas assez mise en pratique. Je me suis détournée de cette vie de l’esprit parce que plus je comprenais le monde qui m’entourait, plus je devenais triste et plus je prenais peur. Le disciple n’a pas été à la hauteur du maître, car il était peu doué pour la vertu d’espérance.

Jan Marejko, en raison de ses prises de position, a payé le prix classique imposé à tous les philosophes qui remettent en question la doxa régissant une époque: il a été (symboliquement) mis à mort par les milieux académiques. Il n’y a plus qu’à espérer qu’il aura la même postérité glorieuse que tous ces «parias» aux avant-postes3.

 

Notes:

1 Anti-presse du 2 octobre 2016.

2 L’avant-blog du 1er octobre 2016.

3 Des collaborateurs du site LesObservateurs travaillent déjà à la publication de ses œuvres posthumes.

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