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Le pouvoir des fables

Charlotte Monnier
La Nation n° 2060 23 décembre 2016

Une fois n’est pas coutume, parlons théâtre. Ou parlons fables. D’ailleurs, quelle différence? D’où vient qu’un texte écrit est théâtral ou non? Le théâtre doit-il obligatoirement faire intervenir la parole alternée d’un minimum de deux interlocuteurs s’échangeant des propos que l’histoire littéraire a rebaptisés «répliques»? L’intention originelle d’un auteur de voir son ouvrage mis en scène sur des planches destinées à recevoir l’attention d’un public suffit-elle à faire d’un texte qu’il soit théâtral ? Nous ne pensons pas. Les Fables de La Fontaine en sont la preuve.

Les Fables de Jean de la Fontaine, quoique contemporaines des chefs-d'œuvre dramatiques classiques, n’ont concrètement nulle vocation théâtrale. Et pourtant, elles sont à la base théorique, pratique et pédagogique de plus d’un cours de théâtre parisien. Le cours et l’enseignement de Jean-Laurent Cochet, par exemple, ne jure que par elles. Pourquoi? Quel est l’intérêt dramatique d’une fable pour un comédien? D’où vient qu’elle représente à elle seule une leçon exhaustive de comédie?

Cinq questions doivent être omniprésentes à l’esprit d’un comédien: Qui je suis? Où je suis? D’où je viens? Où je vais? À qui je parle? Nul rôle ni partition ne sauraient être intelligemment prononcés sans la conscience profonde et inébranlable de ces cinq conditions de jeu. Le miracle dramatique des Fables de La Fontaine réside précisément dans le fait que les quelques vers qui la composent – une dizaine seulement parfois – réunissent à eux seuls toutes ces conditions. En effet, pour le comédien, le simple fait de répondre aux trois premières questions par: «Moi, ici et maintenant », le plonge dans un état de jeu et d’interprétation total et absolument juste. À condition bien sûr d’y répondre sincèrement. Mais la fable n’est-elle pas tout entière sincérité et vérité? N’est-ce pas son unique objectif que de peindre l’homme et sa nature en ce qu’elle a de plus immuable et profond?

L’exercice du théâtre ou de la comédie est un exercice d’humilité. Et contrairement à une idée pourtant largement répandue, ce n’est pas le vécu ou le lourd passé psychologique d’un comédien qui en fera un comédien intéressant ou qui a quelque chose à dire. Le comédien est un serviteur, qui raconte qui il est sans se mêler de l’éventuelle psychologie du personnage et de ce qu’un auteur lui fait dire. Il n’est là que pour lui prêter son âme et sa conscience le temps d’une représentation. Il reste fidèle au texte qui est une partition dont aucun musicien ne s’est jamais permis d’altérer ne serait-ce qu’une note. Car il est bien question, au théâtre comme en musique, de note. Celle-ci doit être juste, sinon le comédien sonne faux et le texte hypocrite et creux. Et l’on ne trahit pas l’intelligence d’un auteur.

Rien n’empêche toutefois le comédien d’adopter un parti. Même si l’on ne connaît que La Cigale et la Fourmi on sait combien il est question, dans les Fables de La Fontaine, de confronter deux visions du monde et de la juste façon de l’appréhender. Ainsi, en plus que d’inviter à une extrême humilité et d’offrir au comédien un cadre extrêmement privilégié pour l’exercice de son art, La Fontaine impose au comédien la nécessité de penser. Un texte prononcé sans pensée n’est que récitation. Prostitution de l’âme, pour ceux qui n’ont pas peur des mots. Au risque de sonner faux, la déclamation d’une fable, ainsi que de tout autre texte classique, ne peut faire l’économie d’une pensée individuelle, intelligente et précise.

Si l’on ne demande pas forcément au comédien d’en penser quelque chose, il doit pourtant impérativement être habité par une pensée, une intelligence. Une prise de position parfois mais qui jamais ne doit contredire ou même interagir avec celle de l’auteur. Il y a du politiquement correct aussi dans la façon de prendre la défense systématique de la fourmi travailleuse. Pourquoi ne pas prendre une fois le parti de la cigale épicurienne ou du loup épris de liberté (Le Loup et le Chien)? Ce n’est pas, à nos yeux, trahir la pensée de La Fontaine que d’invoquer l’ironie de cette fable au moment de la prononcer. Et la prononcer en pleine conscience de ce duel auquel chacune de nos consciences se livre au quotidien, est une façon parmi d’autres d’être habité par cette pensée sans laquelle nulle parole ne saurait sonner juste.

Nous sommes tous d’Athènes en ce point… (Le Pouvoir des Fables), Quel esprit ne bat la campagne? Qui ne fait châteaux en Espagne? Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous! (La Laitière et le Pot au lait) Il y a chez La Fontaine une sincère empathie et une profonde bienveillance envers les penchants naturels de chacun d’entre nous. Vanité, paresse, oisiveté et autres formes d’excès a priori redoutables sont des prédispositions contre lesquelles nous sommes tous amenés à lutter. Et contrairement à ce que la vision purement scolaire des Fables de La Fontaine ne cesse de nous imposer, elles ne moralisent ni ne condamnent. La fable décrit, dépeint, dessine et dit. Elle est ancrée dans chacune de nos réalités et reflète ce que nos âmes et consciences humaines ont d’intemporel et d’inéluctable. En d’autres termes, les Fables de La Fontaine offrent au comédien qui en fait sa base de travail, un accès à une forme de vérité tant dramatique, qu’émotionnelle et intellectuelle. C’est là leur pouvoir.

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