Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Juge et soldat

Lionel Hort
La Nation n° 2061 6 janvier 2017

Nécessaire à toute entreprise collective, la proximité des hommes génère de la violence. Dès les origines de la civilisation, on a cherché à la circonvenir par des artifices et des subterfuges, et parmi les ruses employées à cet effet, peu ont connu, et connaissent encore, autant de succès que les institutions juridique et militaire.

Ces arts immémoriaux, dédiés à la mise en ordre du monde et à l’articulation des intérêts humains, ont été pensés par Athènes et perfectionnés par Rome – offrant à l’Occident une tradition militaire, politique et juridique impérissable. Imprégnant toujours la modernité1, c’est de la transmission et de l’adaptation de cet héritage à la justice militaire de la Suisse médiévale et contemporaine qu’il est question dans l’ouvrage de M. Félicien Monnier intitulé Juge et soldat2.

Publié dans la collection Militaria Helvetica du Centre d’Histoire et de Prospective Militaires, l’ouvrage débute par la mise en perspective des alliances ayant permis l’avènement de la Confédération helvétique, indépendante et neutre.

De la Confédération des XIII Cantons à la Suisse moderne d’après 1848, en passant par la République helvétique et la Médiation de 1803, les grandes étapes de l’histoire suisse sont abordées sous l’angle des traités d’assistances militaires, comme le Convenant de Stans de 1481 ou le Défensional de Baden de 1168, revoté par la Diète en 1792 – traités établis dans un contexte européen toujours instable, et réglant par exemple le sort des contingents suisses en service à l’étranger.

Suit une histoire législative étendue de la justice militaire et de l’objection de conscience. La justice militaire suisse sous l’Ancien régime est présentée par comparaisons successives, à travers les textes juridiques prévoyant son fonctionnement. Son histoire est évidemment liée à celle de l’intégration fédérale, comme le reflète l’évolution du Heimatprinzip appliqué aux contingents cantonaux constituant l’armée suisse – principe signifiant qu’un militaire doit être déféré devant les autorités de son canton d’origine en cas de violation des règles de droit pénal militaire. Après un retour sur les textes médiévaux, ainsi le Convenant de Sempach de 1393 prévoyant une première version du principe susmentionné, et l’avènement de l’Etat fédéral en 1848, le phénomène de centralisation de l’armée et de sa justice est décrit à travers l’analyse des différentes lois de 1800, 1818, 1837, 1851 et 1889, jusqu’au Code pénal militaire de 1927 et de la Procédure pénale militaire de 1979 formant le droit positif actuel.

Ces éléments d’histoire du droit permettent de comprendre l’origine et la raison d’être de nombreuses institutions en vigueur de nos jours à travers l’évolution de la procédure, du droit matériel et de l’organisation judiciaire du droit pénal militaire – organisation liée à la hiérarchie de l’armée et au Département militaire fédéral, et aux diverses compétences judiciaires y relatives.

L’ouvrage détaille des points importants du droit actuel, comme le domaine d’application du pouvoir disciplinaire du commandant, ou l’articulation des relations entre le Code pénal militaire et le Code pénal – selon que le sujet de droit soumis au code est civil ou militaire. Il s’arrête aussi sur le mécanisme particulier de son champ d’application matériel et personnel, concept dynamique évoluant de concert avec le contexte militaire et le statut de l’auteur de l’infraction: militaire en service d’instruction en temps de paix, en service actif, ou en temps de guerre.

Une question particulière est traitée en profondeur: la problématique du service civil. A travers l’évolution des dispositions concernant le déserteur et l’objecteur de conscience, et des travaux préparatoires à la loi sur le service civil de 1995 – d’abord prévu comme une peine de travail d’intérêt général, puis institutionnalisé dans un texte juridique autonome –, l’auteur montre comment ce qui était à l’origine considéré comme un déshonneur et une violation du droit pénal militaire est devenu une institution reconnue et en plein essor.

Cette évolution législative malheureuse s’explique, selon l’auteur, par une conception dévoyée de l’homme et de sa conscience morale. Cette conception, profondément individualiste et subjectiviste, permet à l’objecteur de conscience – notamment par le système de la preuve par l’acte – d’esquiver facilement l’obligation constitutionnelle de servir et fausse les réalités politiques de la vie en communauté; ce d’autant plus lorsqu’elle met sur le même plan service militaire et service civil, oublieuse du fait que le premier représente, en cas de guerre et de troubles, le garant de l’existence même de la communauté, partant d’un espace dans lequel le second puisse s’exercer.

Contrairement à cette vision égarée de l’homme et de la communauté, l’auteur rappelle la conception traditionnelle de la Confédération et de l’armée, en traitant de la légitimité et de l’acceptabilité de la justice militaire en Suisse. Comme l’a montré l’introduction historique, et selon le point de vue fédéraliste consubstantiel à la Suisse passée, présente et future, la défense est la tâche naturelle de la Confédération, liée à sa raison d’être. Le service militaire est l’expression saine, pour le citoyen, de la réalité politique de l’alliance fédérale, et s’articule parfaitement avec la notion de citoyenneté cantonale et communale – à la différence de nombreux autres phénomènes de centralisation.

Malgré la présence dans la législation contemporaine d’entités – services militaire et civil – faisant appel à des conceptions philosophiques de l’être-soi et de l’être-ensemble contradictoires, la dynamique des diverses communautés composant la Cité en général et l’armée en particulier, explicitée par l’auteur, justifie philosophiquement l’obligation de servir, et démontre l’inanité de la conception que sous-tend la loi sur le service civil.

L’ouvrage se termine par la démonstration que l’armée, en tant que communauté juridiquement structurée, faite de culture homogène et d’expériences communes partagées par ses acteurs, offre un contexte particulièrement fécond pour la bonne application de la justice, toute pénétrée de prudence et d’équité. En effet, le travail du juge consiste, par l’interprétation, à appliquer la loi générale et abstraite au cas singulier et concret, opérant un saut dans l’inconnu nécessaire à l’élaboration d’une solution juste au cas par-devant lui amené. La conclusion expose ce fonctionnement dans le cadre de la justice militaire, rappel fondamental que la justice se considère toujours concrètement en situation.

Réactualisant en quelque manière l’antique cursus honorum des magistrats romains, l’auteur – officier et juriste – parle bien, lui aussi, en situation. M. Félicien Monnier place son propos dans une tradition de pensée remontant à Aristote et saint Thomas d’Aquin, enrichie des œuvres contemporaines des professeurs Hans-Georg Gadamer, André de Muralt et Alain Papaux – lequel a réalisé la remarquable préface de l’ouvrage.

Fort de cette perspective philosophique, l’œuvre a le double mérite, d’une part, de partir et de revenir, après le détour néo-kantien de l’aventure du service civil, à une appréhension communautaire et réaliste des réalités politique et militaire, et, d’autre part, de multiplier les points de vue – historique, juridique, philosophique – sur son objet, offrant au lecteur, qu’importe sa provenance intellectuelle, moult prises et abords pour se saisir des implications fondamentales de la justice militaire en Suisse.

Notes:

1 Schiavone Aldo, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2008.

2 Monnier Félicien, Juge et soldat, Essai sur les fondements de la justice militaire suisse, Pully, 2016.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: