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Incarnation

Jacques Perrin
La Nation n° 2062 20 janvier 2017

Qu’un écrivain se dise de gauche ou de droite, qu’importe? Qu’il proclame des «valeurs» ne nous fait ni chaud ni froid aussi longtemps que nous ne parvenons pas à ressentir les émotions concrètes évoquées (ou dissimulées) par des mots qui en imposent. Ceux-ci divisent, l’expérience unit.

Ainsi en est-il de l’écrivain napolitain Erri de Luca, né en 1950, un temps communiste, puis écologiste et anarchiste. Il est l’un des auteurs italiens les plus lus. Il parle très bien français. Ses multiples petits livres sont traduits par Danièle Valin dans la collection de poche Folio. «Erri» est la transcription italienne du prénom Harry. De Luca tient ses yeux bleus et ses cheveux naguère blonds d’une grand-mère américaine. Il a quitté assez tôt sa famille bourgeoise, ruinée et déchue, établie dans un quartier pauvre de Naples, sans toutefois renier ses parents. Il a participé aux événements révolutionnaires des années septante et travaillé comme maçon sur des chantiers d’Italie et de France. Les ouvriers dont il parle, il les a connus, ayant partagé leurs peines. Son père, chasseur alpin (quoique napolitain!), a initié Erri à la montagne. A 66 ans, l’alpiniste chevronné effleure encore les parois des Dolomites. Bien que se disant incroyant, il étudie la Bible minutieusement, la lisant chaque jour. Il a appris l’hébreu, et aussi le yiddish, en mémoire de la civilisation juive d’Europe orientale, aujourd’hui disparue.

De son livre Le plus et le moins (Il piú e il meno, 2015), nous extrayons ces quelques citations qui montrent comment l’auteur vivifie les fameuses «valeurs» de la modernité, nous permettant de sympathiser pour une fois avec des mots dont nous serions enclins à nous méfier comme de la peste.

* * *

A la fin décembre 1982, à Paris, de Luca, avec une quarantaine de maçons, occupe les bureaux d’une entreprise qui «oublie» de verser les salaires. Il n’a plus d’argent en poche. Avec cinq collègues turcs, il forme une équipe de nuit qui poursuit l’occupation des locaux. Les musulmans ont une boussole et se prosternent en direction de la Mecque. L’un d’eux demande à de Luca s’il prie. Celui-ci répond que non. On l’interroge sur la religion chrétienne et la fête de Noël qui approche. De Luca raconte la Nativité. Le jour de Noël, les cinq Turcs l’accueillent avec un Buon Natale, puis l’embrassent avec «pudeur». Ils ont dégoté et apprêté un demi-poulet par personne. De Luca écrit: Dans ma vie, je me suis battu pour une égalité, pour une liberté, mais la fraternité ne peut se conquérir. C’est un don, elle vient à l’improviste, elle peut durer le temps d’un demi-poulet. Mais elle existe, elle a existé, je l’ai goûtée. Cinq hommes de l’islam avaient préparé un dîner de Noël pour quelqu’un sans credo (p.134).

A propos des «valeurs» (la liberté, la justice, l’universalité) incarnées, il écrit aussi:

J’ai fait l’expérience de la liberté, qui n’est pas une liste de droits dont profiter, mais un danger. Si elle n’est pas souvent un désert, elle n’est pas liberté (p.15).

La justice n’est pas un code de lois, mais un sentiment qui réchauffe et soude les raisons et le souffle, la dignité et la colonne vertébrale (p.139).

L’alpiniste qui escalade des deux côtés prouve qu’une montagne unit et ne sépare pas. Là- haut il piétine la frontière inventée et l’efface (p.171).

* * *

Et encore ceci:

Recevoir d’un livre est une action aussi active que de l’écrire (p.109).

Pour finir:

Aujourd’hui je connais l’inconsistance des autorités, des hiérarchies officielles.

A l’époque elles étaient tout d’un bloc, indiscutables. Du tort de ce jour-là (à l’école, un professeur croit que l’élève de Luca a copié son excellente rédaction dans un manuel alors qu’elle est sortie de son imagination), s’ouvrit la fissure qui les a démolies en moi avec le temps (p.14).

Voilà une phrase qui résonne étrangement aux oreilles d’un Vaudois protestant, tel le soussigné, respectueux des règles et des autorités politiques, militaires, ecclésiastiques, scolaires. Il a mis plus de temps que de Luca pour comprendre que l’autorité, celle qui nous augmente, ne réside pas toujours chez les notables désignés par une élection démocratique ou le copinage oligarchique, et qu’il faut la trouver ailleurs.

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