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Le Kalevala de Jean-Louis Perret

Bertil Galland
La Nation n° 2063 3 février 2017

D’une dame inconnue, avec un cachet postal de Genève, j’ai reçu fin décembre une lettre qui m’a surpris. La graphie de l’enveloppe était juvénile. L’expéditrice, après quelques propos aimables, me révéla qu’elle est aveugle, âgée de 104 ans. Elle se fait aider dans sa correspondance et ses écrits. En dépit d’un handicap qui n’affecte ni sa pensée ni sa volonté, elle a fait paraître en 2009, dans sa ville, une éclairante monographie de cent trente pages sur le Kalevala, épopée finlandaise qui appartient à la littérature universelle1. Ma correspondante rappelle, connaissant mes affinités nordiques, que je l’avais naguère encouragée dans ses efforts pour la réhabilitation et, souhaitions-nous, pour une digne réédition de cette œuvre. Composée de cinquante chants en finnois, elle exalte et décrit la naissance du monde et le destin de ceux que les Grecs appelaient les hyperboréens.

Juliette Monnin-Hornung obtint, pour son étude dictée et confiée à son petit-fils, l’appui de l’Université de Genève par une préface de son ancien recteur André Hurst, helléniste. Le Kalevala fut aussi présenté dans une petite exposition au Salon du livre et occupa un cercle d’études. Elle me demande aujourd’hui comment ranimer l’intérêt pour l’épopée finlandaise et donner suite à notre vœu de la voir republiée.

Ces lignes sont une manière de lui répondre. Mais pourquoi diable parler d’un chef-d'œuvre lyrique en langue finno-ougrienne dans La Nation ? Je revois le sourire de Marcel Regamey quand il nous disait: «Tout est dans tout, et inversement.» En effet, il convient de rappeler que le Kalevala a été traduit en français, et même deux fois, par un Vaudois, Jean-Louis Perret, docteur ès lettres et pendant dix-huit ans lecteur à l’Université de Helsinki. Il publia aux Editions Stock, pour un large public, en 1931, après une première version de l’épopée, une nouvelle traduction dite métrique. Plus clairement: elle fut rythmée par des octosyllabes au souffle poétique. Cette narration mythique devint dans les pays de langue française un plaisir de lecture. A chacun, et non plus aux seuls érudits, fut révélé le monument d’une tradition populaire, tel qu’il fut composé par un médecin poète, Elias Lönnrot (1802-1884) après une vaste collecte des mélopées qui survivaient dans les villages et chez les derniers bardes de Carélie. Son travail allait pousser les voisins d’Estonie à découvrir et publier en leur propre langue des mythes parallèles, dans leur Kalevipoeg, réactualisé aujourd’hui comme garant de leur indépendance reconquise. En Amérique, l’exemple du Finlandais inspira les enquêtes auprès des Indiens d’où naquit Le chant de Hiawatha, l’œuvre célèbre de Longfellow. Le Kalevala fut l’une des sources de Mircea Eliade travaillant sur son Histoire des religions et il inspira les recherches de Jung sur les liens entre la mythologie et la psychologie des profondeurs.

A propos de Lönnrot, je me suis toujours interrogé sur l’aspect pratique de son entreprise d’écoute, dans ses zigzags au nord du lac Ladoga, visitant les communautés forestières, au début du XIXe siècle, quand la mémoire des peuples fonctionnait encore oralement. Nul doute que l’exercice généralisé de longues narrations, transmises au long des siècles, affina physiologiquement les synapses et dans les cerveaux stimula l’imaginaire. A foison, mais avec de singulières précisions, les mélopées épiques furent recueillies et reformulées par Lönnrot. Elles devinrent une œuvre de 22’795 vers, le Kalevala. Telle fut l’ampleur d’un sauvetage miraculeux, comme chez Homère qui en Grèce, il y a 2800 ans, avec son génie littéraire absolu, puisa à des sources pareilles. Mais qui pouvait se figurer qu’un Nord parsemé de sylve et de lacs par milliers débordait non seulement de champignons et d’airelles, mais de récits très articulés, venus de loin. Ils nous conduisent de la naissance du monde aux pouvoirs secrets de divinités surgies des eaux, des brumes et des tempêtes de neige. Les rebondissements familiaux, concrets, héroïques ou mythiques, sont moins dominés par les règlements de compte violents que dans les sagas des Vikings. Dans le Kalevala prévaut une aspiration sans cesse renouvelée à l’harmonie, poignante quand on la perçoit sous les menaces des forces naturelles. Musicalement, Sibelius fut pénétré de cette mystique qui nous est transmise jusqu’à ce jour par Finlandia ou Le Cygne de Tuonela.

Jean-Louis Perret (1895-1968), après dix-huit ans passés à Helsinki, revint enseigner modestement à l’Ecole normale de Lausanne. Le public ignorait que cet homme était un pilier dans les liaisons littéraires entre le finnois et la francophonie, mais la Finlande reconnut pleinement son rôle. Par son ambassadeur à Berne, elle organisa une fête en son honneur à Lutry. L’Encyclopédie vaudoise ne l’a pas oublié, le plaçant parmi nos grands traducteurs. Il serait temps, Juliette Monnin-Hornung a raison, qu’un geste enfin soit accompli: la publication du Kalevala parmi nos propres classiques.

Notes:

1 Juliette Monnin-Hornung, Le Kalevala – Ses mythes, ses divinités, ses héros, sa magie. Editions Nicolas Junod, collection Mythes et sociétés, Genève.

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