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Paul Juon, un Russe des Grisons, quelque peu veveysan

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2064 17 février 2017

Paul Juon (????? ????????? ???, Pavel Fiodorovitch Youon) est un compositeur né à Moscou en 1872 et mort à Vevey en 1940. Le nom se prononce donc Youonn. Son grand-père avait émigré des Grisons au début du XIXe siècle. Le nom est d’ailleurs très représenté en Suisse avec plus de deux cent cinquante occurrences dans l’annuaire téléphonique, ce qui laisse supposer qu’il reste peut-être encore quelques parents de ce musicien, finalement très suisse, dont la sépulture est à Langenbruck, dans la campagne bâloise.

Elève d’Arensky et de Taneyev, condisciple de Rachmaninov, sa formation est russe, mais il a vécu longtemps à Berlin. En 1934, lorsqu’il décide de quitter l’Allemagne pour rejoindre une partie de sa famille et s’installer sur les rives du Léman, il était membre de l’Académie prussienne des beaux-arts. A cause de sa double appartenance germanique et slave, des commentateurs pressés l’ont qualifié de Brahms russe. Ce commode cliché a le mérite de souligner la solidité de construction de sa musique et la richesse de son invention mélodique. Mais les tournures, les affects, les couleurs, puisent aux sources de la meilleure tradition russe.

C’est ce que la musique de chambre laisse entrevoir. Car l’auteur de ces lignes doit confesser une grande ignorance de son sujet, commençant à peine l’exploration prometteuse de ce compositeur: il a tout simplement eu un coup de foudre à l’écoute d’un sextuor pour piano et cordes, découvert par hasard lors d’explorations sur internet.

Ce Sextuor en ut mineur opus 22 pour piano, deux violons, alto et deux violoncelles date de 1902. Il comporte trois parties. Les mouvements extrêmes encadrent des variations sur un thème d’une grande beauté mélodique, aux allures d’une longue berceuse mélancolique: c’est le cœur de l’œuvre, où l’auteur apparaît russe à la manière d’un Tchaïkovsky, celui du Trio op. 50, mais un Tchaïkovsky qui maîtriserait ses émotions. La conduite des thèmes amples et la plénitude harmonique des deux autres mouvements sont issus nettement de l’héritage brahmsien (quatuors et quintette avec piano), mais traités avec un geste propre. L’interprétation que l’on trouve sur You Tube est enthousiasmante, bien filmée en haute définition, avec une prise de son très correcte captée lors d’un concert en direct. Les musiciens sont réunis autour d’une violoncelliste coréenne, Na-Young Baek. Une contrebasse remplace, dans cette exécution, le second violoncelle.

Pourquoi Paul Juon, qui fut célèbre en son temps, est-il si méconnu? Il y a d’abord des raisons historiques: la Révolution d’Octobre a oblitéré sa musique en URSS où il n’est jamais retourné, d’autant plus qu’elle était généralement éditée en Allemagne. Le régime national-socialiste n’a, de son côté, évidemment pas fait de grands efforts pour la promotion de ce demi-métèque qui désavouait sa politique. Pendant les sept années que le musicien a passées à Vevey, il est resté modestement à l’écart de la vie musicale de sa nouvelle patrie, ne se souciant guère de la promotion de ses œuvres. Son décès au début de la guerre a achevé de le conduire dans un durable purgatoire.

L’autre raison est esthétique: dans les années cinquante et soixante, les dictateurs de l’avant-garde sérielle ont jeté l’opprobre sur les compositeurs restés attachés à la tradition postromantique. N’oublions pas que Paul Juon est contemporain de Schönberg! Heureusement, depuis deux ou trois décennies, on assiste à une réévaluation de ces musiciens négligés d’Europe centrale, jugés naguère trop conservateurs, tels Dohnányi, Pfitzner ou Zemlinsky dont Paul Juon partage les orientations esthétiques.

La consultation des catalogues de CD nous expose à une heureuse surprise: une grande partie de la musique de Juon est enregistrée, soit chez Musiques suisses, soit chez CPO, grand révélateur de chefs-d'œuvre méconnus. On s’achemine vers une intégrale discographique. L’intérêt croissant pour ce compositeur n’est pas dû au hasard mais à l’activité tenace de la Société internationale Paul Juon fondée en 1998. Le catalogue de l’œuvre a été réalisé par Jean-Louis Matthey et Thomas Badrutt avec la contribution de Laurent Klopfenstein et de Jacques Viret. Le fonds Paul Juon, déposé à la BCU en 1995, contient l’intégralité des manuscrits des quelque cent numéros d’opus du musicien et autres documents imprimés. Voilà qui achève d’enraciner ce génie dans notre terroir.

Références:

• Pour écouter (et voir) le Sextuor op. 22 : YouTube: «Na-Young and Friends Paul Juon»

• Pour une édition phonographique: Paul Juon, Sextuor op. 22, Quintette op. 44, Oliver Triendl, piano, Thomas Grossenbacher, second violoncelle, Quatuor Carmina, CD CPO 777 507-2, 2012 (Le livret du CD est illustré par un agréable tableau romantique du Léman avec pêcheurs, voiles latines et vue sur le Grammont et les Cornettes de Bise)

• Société internationale Paul Juon IJG (Internationale Juon Gesellschaft) www.juon.org

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