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Juvenilia CXXIX

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2067 31 mars 2017

Lorsque j’ai vu Aslan pour la première fois, dans le secrétariat de l’école, il était tiraillé entre deux tâches: contenir avec douceur un petit frère de onze ans terriblement agité, et servir d’interprète à sa mère qui n’entendait pas un mot de notre langue. Lui-même s’exprimait dans un français approximatif, avec un fort accent. Aslan avait quinze ans et assumait avec flegme des responsabilités très au-dessus de son âge. Partie une année plus tôt du Kosovo accompagnée de ses deux garçons, la mère cherchait désespérément des soins appropriés pour son cadet, atteint d’une méningite virale. Trop tard: l’enfant ne retrouvera pas toutes ses facultés.

Aslan a été intégré dans ma classe, à la rentrée de la dernière année de scolarité obligatoire, en août 2010. Pendant un séjour d’un an en Suède, il n’avait pas perdu son temps, pressentant sans doute qu’une des clés de son avenir était la maîtrise des langues étrangères. Ainsi, il apprit tout naturellement le suédois et, grâce à la télévision, l’allemand et l’anglais. Avec un tel bagage et une sereine persévérance, en quelques semaines il était à niveau en français et, à l’approche des examens de certificat, il figurait parmi les meilleurs élèves dans toutes les branches. Comme il avait la fibre pédagogique et beaucoup de patience, il offrait généreusement ses services de soutien en mathématiques à des camarades moins doués. Lors de la cérémonie des promotions, Aslan reçut un prix en témoignage de l’admiration unanime dont il était l’objet.

L’autre jour, Aslan est venu me rencontrer à la sortie des cours. Il m’a présenté sa petite amie portugaise. Il a vingt-deux ans et poursuit des études en architecture.

* * *

– Blerim, de qui est la signature au bas de la semaine dans ton agenda?

En guise de paraphe, un seul prénom féminin Dirina est tracé d’une main appliquée, enfantine, avec son D majuscule bouclé tel qu’on le dessinait il y a cinquante ans. Tout cela transpire la fraude.

– C’est moi, Monsieur, dit-il avec simplicité.

– Blerim, tu n’as aucun don de faussaire: te voilà condamné à l’honnêteté.

Il sourit.

Je feuillette l’agenda: Dirina, Dirina, Dirina, Dirina, Dirina...

– Ton père ne signe jamais ton agenda?

– Je n’ai pas vu mon père depuis sept ans.

Blerim a quatorze ans. Il se rembrunit.

–?

– … Un jour, mon père est parti de la maison, sans nous avertir. Nous habitions une petite ville en Albanie.

Quelque temps après, des hommes sont venus chez nous. Ils voulaient savoir où était mon père. Mais nous, on ne savait rien. Alors ils ont battu ma mère, ils l’ont frappée à la tête. Elle saignait. Elle a eu une fracture du crâne. On voit encore les marques.

– Tu as assisté à cette scène?

– Oui, avec mes deux frères… Ils ont encore fait d’autres choses, mais je ne veux pas en parler… On pense que mon père a eu affaire à la maffia. C’est pour ça que nous sommes ici.

– Est-ce que tu espères retrouver un jour ton père?

– Je ne sais pas s’il est encore vivant; et j’ai trop peur de retourner en Albanie… Je n’aime pas les Albanais.

– Alors, tu souhaites devenir suisse?

Son visage s’illumine, comme si je lui faisais une proposition providentielle.

– Ma mère fait des démarches pour obtenir la naturalisation.

Selon toute vraisemblance, Aslan et Blerim feront leur vie chez nous. Leur intégration est en bonne voie. Rien à voir avec les expats de La Côte, voyageurs sans bagages, sans feu ni lieu, ignorant voire méprisant notre langue, serviteurs de l’industrie globalisée, laquais de la fortune anonyme et vagabonde. Les vrais étrangers, ce sont eux.

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