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J’étais une affiche électorale

Félicien Monnier
La Nation n° 2070 12 mai 2017

Il a beaucoup plu ces derniers temps, et je suis finalement tombée. Un coup de vent a eu raison de mes attaches. J’ai fini par lâcher mon panneau indicateur «sens unique». Je gis maintenant dans une herbe mouillée. Les escargots me parcourent lentement. Les chiens me reniflent sans conviction. Je crois d’ailleurs que je n’ai pas d’odeur. Cette nuit un écureuil a croqué l’un de mes coins. Il a éternué. Je suis un peu artificielle, je le reconnais: du plastique alvéolé. Il y a de quoi être nostalgique du papier et de la colle à poisson. Au moins cela donnait du goût. Bientôt la voirie me ramassera. Il n’y a pas de quoi être fière. Vraiment pas.

Pourtant, fière, je l’étais, au début du printemps. Le président de campagne était content de moi. Il me tenait dans ses mains et remerciait l’imprimeur pour son travail. Vous savez, ma conception n’était pas allée sans mal. Il avait d’abord fallu établir la ligne graphique, partiellement imposée par le parti suisse. Un graphiste zurichois était descendu à Lausanne expliquer la symbolique de mes dégradés. Chacun y était allé de son commentaire. «Ce vert est trop foncé. On n’est pas des extrémistes», «Cette police est ringarde, on dirait une affiche anarchiste. Je vous rappelle que nous sommes trotskystes», «Trop genré! Pourquoi toujours du bleu?», «Eh oui, papy, le rouge ça signifie que t’es censé être révolutionnaire, pas gouvernemental…», «Plus haute la croix, plus haute, la Suisse au centre».

Et il y avait ceux qui faisaient bande à part. Ils avaient déboulé à une séance de comité de campagne, le verbe haut, suffisant et péremptoire. Ayant avalé leur verre de blanc d’un trait, ils avaient averti le président qu’ils entendaient mener campagne à leur manière. C’était dans l’intérêt du parti, prétendaient-ils. Ils y mettraient les moyens. Je n’étais pas encore imprimée qu’ils souriaient déjà aux pendulaires.

Je les connaissais bien, mes portraits. Chacun m’avait ouvert sur son ordinateur alors que je n’étais qu’un bon-à-tirer. Certains avaient consulté leur conseiller personnel, ou leur femme.

D’autres m’avaient immédiatement propulsée dans un groupe WhatsApp. Les embrouilles commençaient. Le vernis des sourires craquait avant sa publication. Dans le cyberespace, les insultes fusaient. Contre ceux qui s’étaient poussés pour être au centre. Contre ceux qui votaient comme l’opposition. Contre ceux qui ne venaient jamais au stand de la Palud, ou contre ceux qui y allaient trop.

Ensuite on m’avait accrochée. Je subissais déjà les graffitis des noctambules: croix gammée du Jean Moulin de boîte de nuit, moustache de l’inoriginal, slogan anticapitaliste de gymnasien ou organe reproducteur masculin de celui qui n’irait pas voter… Mais heureusement, je voyais la ville et la campagne dans leur quotidien, loin du cirque électoral. Je ne compte plus les couples qui s’embrassèrent devant moi, les petits garçons que leur maman réprimanda, les étudiants rigolards, les hommes d’affaire pressés. Et les rédacteurs de La Nation qui me souriaient, compatissants.

Une nuit, un candidat pensa sérieusement à me recouvrir d’urine, avant de se raviser à l’idée d’une couverture du Matin. Une fillette arrêta un jour son papa devant moi: «Et Macron, c’est lequel?». J’eus un peu honte pour les efforts de mes pantins.

La tension est désormais retombée. Mon panneau a déjà retrouvé sa virginité. On ne le recouvrira pas pour le second tour. J’étais une affiche électorale. Maintenant, comme le régime, je suis humide et molle.

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