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Juvenilia CXXXII

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2072 9 juin 2017

Un brusque tumulte survient de la dernière table au fond de la classe, occupée par Athina et Dionis. De tels prénoms, cela ne s’invente pas et de surcroît, à seize et dix-sept ans, ils ont la grâce aristocratique naturelle aux jeunes divinités. Mais pas le vocabulaire:

– Regardez ce que ce sale Albanais a fait de mon poème! clame Athina en brandissant une page déchirée.

– Aucune importance, raille tranquillement son voisin, ce n’est qu’une Serbe.

Craignant que la querelle de l’Olympe balkanique tourne au vinaigre, je me précipite et leur signifie vertement que je n’accepte pas le langage de leur brouille. Prêt à monter sur mes grands chevaux, à exiger des excuses réciproques, je suis interrompu dans ma défense véhémente de l’ordre moral par la victime:

– Ne vous en faites pas, c’est de la rigolade: en réalité on s’adore. Et puis le poème, c’était juste le brouillon.

Et les voici collés joue contre joue, affichant un sourire de dessin animé pour théâtraliser leur «réconciliation». Athina clignote bouche bée, Dionis fait le joli cœur avec une moue appropriée.

– Vous me rassurez, mais je n’aime pas du tout les mots que vous avez employés. C’est insultant et je ne veux pas que la guerre d’ex-Yougoslavie reprenne ici.

– Cette guerre ne nous concerne pas. C’est l’affaire de nos parents, de nos grands-parents. Nous n’étions même pas nés quand cela a eu lieu.

– Et d’ailleurs je suis né ici. Je suis suisse.

– Moi aussi.

Sont-ils vraiment si indifférents à la tragédie qui s’est déroulée sur les terres de leurs familles, où ils se rendent régulièrement l’un et l’autre?

Dionis, qui est doué d’un réel talent de conteur, a relaté avec sensibilité et nuances dans une rédaction un épisode vécu par son père et ses grands-parents: le véhicule militaire qui s’arrête devant la maison, le détachement de soldats de l’armée serbe qui monte l’escalier. La peur au ventre de toute la famille, les enfants cachés sous les lits… L’officier responsable, âgé et las, rassure: ils vont passer la nuit et partiront tôt le lendemain matin.

Quant à Athina, elle a choisi, dans le cadre d’un exposé d’histoire, d’analyser une photo récente prise au centre de Belgrade où habitent ses grands-parents. Le document représente les ruines d’un immeuble administratif bombardé par les Forces de l’OTAN. Alors que tout le quartier a été reconstruit, ce bâtiment est maintenu en l’état, à la manière d’une Gedächtniskirche version laïque, ou peut-être un témoignage accusateur. Les grands-parents ont raconté à leur petite-fille la vie sous les bombes. Malgré les horreurs vécues, l’analyse était dégagée de toute émotion: Athina n’y était pas.

Pourtant les passions sont loin d’être éteintes: «Dans ma famille au Kosovo, chez mes oncles, ça ne passe toujours pas», me confiait Dionis. Il y a une surprenante sagesse, chez ces adolescents, de savoir tenir à distance le souvenir de blessures encore vives, tout en s’intéressant à l’histoire récente de leur patrie d’origine. Et cette distance est considérable à l’aune de leur perception: pour eux, le communisme européen, a fortiori celui de Tito, est une époque aussi éloignée que pouvait l’être l’Empire austro-hongrois pour un écolier de ma génération.

Et c’est ainsi qu’on devient de paisibles Vaudois, qu’on digère l’histoire en portant des prénoms datant de la plus Haute Antiquité.

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