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La clef du Sud

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2073 23 juin 2017

Moutier a basculé du côté jurassien, vers lequel elle penchait depuis longtemps. C’est une étape importante du combat du peuple jurassien pour se réapproprier son territoire historique. Ce combat, nous le suivons depuis longtemps avec un intérêt passionné, tant comme exemple de volonté politique inébranlable que parce qu’il fournit des occasions renouvelées de réflexion sur la souveraineté et le fédéralisme.

On trouve dans La Nation de mars 1948 un article du rédacteur en chef d’alors, Henri Jordan, commentant la publication du premier numéro du Jura libre. Depuis lors, La Nation a consacré plus de deux cents articles à la question jurassienne.

Dès le début, notre intérêt pour ce combat fut plus qu’intellectuel. A l’occasion, la Ligue vaudoise le soutint publiquement, parfois à la limite de l’ingérence. Rappelons l’avis de droit rendu en 1957 par Marcel Regamey, Philibert Muret et André Manuel, qui concluait à la légitimité historique des revendications autonomistes jurassiennes, ou encore la publication en 1963, aux Cahiers de la Renaissance vaudoise, du «Jura des Jurassiens». En 1978, notre collaborateur Ernest Jomini mit sur pied le Comité vaudois tous-partis de soutien au futur Etat souverain. Au fil des années et des rencontres, des liens d’amitié et d’estime se nouèrent, transmis aux générations suivantes et jamais démentis. L’amitié est aussi rare que précieuse en politique.

L’intéressant est que le Rassemblement jurassien – dont la fusion avec Unité jurassienne engendra l’actuel Mouvement Autonomiste Jurassien – et la Ligue vaudoise partageaient peu d’idées politiques, notamment quant à la Confédération, à l’armée, à la politique étrangère, aux Suisses allemands et aux ethnies linguistiques chères à Roland Béguelin.

En revanche, ils partageaient la même vision du fait, à la fois individuel et collectif, de l’appartenance à un pays: la participation d’une personne à sa lignée familiale, elle-même reliée par un destin historique aux autres familles et à la communauté politique. Il ne s’agit pas d’un choix, mais d’une nécessité à laquelle l’individu n’échappe qu’en refoulant une partie importante de sa propre réalité. Le choix n’est que de reconnaître ou non ce fait, et d’en tirer ou non des conclusions politiques.

Il ne faut pas idéaliser son pays. Il faut le prendre tel qu’il est, avec son histoire et son évolution, ses batailles gagnées et perdues, les œuvres de ses artistes et écrivains, ses activités agricoles, artisanales, entrepreneuriales, industrielles et de services, avec ses grands hommes et ses petits, ses forces et ses faiblesses.

Aujourd’hui, pour rester elle-même, la communauté politique doit lutter contre tout ce qui menace sa culture, du progrès technique unificateur à l’influence anglo-saxonne en passant par l’arrivée d’autres cultures, qui modifient fatalement, si peu que ce soit, la composition et le goût de celle qui les assimile.

Cette appartenance concrète est incomparablement plus profonde et résistante à l’érosion du temps que les proclamations abstraites qui inspirent tant d’éphémères groupes d’action politique. L’idéologie n’engendre aucune fidélité durable et ne garde aucune mémoire des services rendus ou reçus. Une communauté fondée sur des abstractions est toujours menacée de voler en éclat au moindre désaccord de virgule.

Au contraire, une relation affective à la patrie, doublée d’une volonté raisonnable de pourvoir celle-ci de la structure protectrice d’un Etat, se situe à un niveau incomparablement plus profond, en même temps qu’incomparablement plus élevé.

On ne reprochera jamais assez aux mouvements et partis nationalistes d’avoir confisqué cette appartenance primordiale, d’en avoir fait un thème sommairement émotif de programme électoral et d’en tirer, contre toute logique, un motif pour combattre les nationaux qui se trouvent dans les autres partis.

A la télévision, le soir du 18 juin, il était impossible de dire si les vainqueurs en liesse étaient de droite, du centre ou de gauche, conservateurs ou progressistes. Ils étaient simplement heureux d’être un peu plus eux-mêmes, heureux de ce que leur être collectif correspondrait désormais un peu mieux à leur être individuel. Même les esprits les plus convenus ont éprouvé quelque gêne à leur reprocher de «se replier sur eux-mêmes», tant la réalité vitale de cette appartenance était évidente.

L’accablement des vaincus, leur chagrin profond, leur crainte face à l’avenir manifestaient eux aussi, peut-être plus clairement encore, l’importance de l’enjeu.

Selon l’accord passé entre les Etats du Jura et de Berne, il reste à faire voter les deux communes de Belprahon et de Sorvillier sur leur rattachement au Jura. Et des actions en justice ont été engagées à Crémines et Grandval pour que ces deux communes puissent faire de même. Ce sont des retombées, prévues, de la décision de Moutier.

Pour le reste, les commentateurs sont formels: la question jurassienne est réglée une fois pour toutes. Bon. Le fait est qu’on avait déjà affirmé la même chose en 1959, après le refus des Jurassiens eux-mêmes (je simplifie pour avancer) de se constituer en Etat. On l’a redit solennellement après le plébiscite et les sous-plébiscites des années 1974 et 1975. On l’a encore affirmé après le vote positif du peuple et des cantons en 1978.

A chaque fois, et aujourd’hui encore, il s’agit moins d’un jugement politique que de l’expression d’un veule soulagement intellectuel et moral: l’anomalie antimoderne des revendications jurassiennes est enfin derrière nous. Les Jurassiens vont cesser de nous casser les pieds, de brouiller les cartes et d’entraver la marche du progrès. La Suisse peut à nouveau scrutiner sans encombres, étatiser et centraliser à l’intérieur, brader son indépendance et s’aplatir à l’extérieur.

Il semble exclu, pour les médias et les milieux politiques officiels, que ce vote «relance le débat» sur l’importance vitale de la souveraineté cantonale, non seulement pour le Jura mais, à des degrés divers, pour tous les Etats membres de la Confédération. Ce n’est même pas de la mauvaise volonté, plutôt une incapacité d’imaginer qu’on pourrait réorienter, ne fût-ce qu’un peu, la politique interne de la Suisse dans le sens d’un respect accru des réalités cantonales.

Cet aveuglement politique empêche absolument les commentateurs de voir que, pour maints acteurs autonomistes, rien n’est réglé et que le vote jurassien de Moutier – «la clef du Sud», disait Roland Béguelin dans ses moments d’exaltation – n’est peut-être qu’une étape qui annonce la suivante.

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