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Perpétuation dans le quotidien

Félicien Monnier
La Nation n° 2073 23 juin 2017

Interrogés par une collègue italienne sur notre identité vaudoise, un ami et moi avons raconté la même anecdote. Nous nous sommes décrits à l’âge de 10 ou 12 ans, emmenés par notre père chez l’une ou l’autre tante. Cette «tante» devra être entendue au sens vaudois du terme. Elle n’était pas obligatoirement un vrai parent, parfois seulement une vieille amie de la famille. Elle habitait une vieille maison au milieu d’un village. Le rituel était immanquablement le même. La porte d’entrée déjà ouverte laissait voir un long couloir aux catelles grises, et aux murs blancs pas très droits. Au bout du couloir, un escalier menait aux étages. L’odeur non plus ne changeait pas: un mélange de vieux fruits et de renfermé.

Notre père, une fois entré, s’annonçait à très haute voix, tout en continuant à marcher. On n’attendait pas de réponse pour traverser le couloir. Puis, l’air affairé, la tante sortait de sa cuisine et nous proposait de nous y asseoir. La nappe cirée était parfois collante. Comme le sont les nappes cirées. Une tapette à mouche y traînait. Il ne fallait pas jouer avec. La visite était souvent ennuyeuse. La boîte de bricelets vide, un garçon de 9 ans ne trouve pas grand intérêt à se souvenir de l’oncle Ernest, ou à raconter – pro forma – sa dernière course d’école. Il préfère embêter l’innocent chat ou explorer le grenier. Mais l’animal finit toujours par fuir et la montée au grenier nécessite une autorisation trop souvent refusée.

L’occasion m’a récemment été donnée de revivre une telle visite. Je fus alors saisi par la résurgence de codes enfouis – suffisamment peu profondément pour pouvoir les raconter à une intellectuelle italienne – au fond de ma mémoire. Je savais soudain rejouer les gestes et les phrases qu’ils m’imposaient. J’avais eu l’occasion de les entraîner, enfant, avec mon ami Régis, dans les tournées de Nouvel-An que nous faisions à Arnex. Nous allions d’une maison à l’autre, contre quelques sous, pousser la chansonnette et souhaiter la bonne année. La tradition s’est aujourd’hui ajournée à Halloween. C’est bien regrettable. Mais, entre octobre et le 31 décembre, les couloirs sont les mêmes et conservent leur odeur. Les gestes se pratiquent encore. C’est ce qui compte.

Quitter la campagne éloigne de ces habitudes. Dans le Canton, l’Université de Lausanne est le catalyseur de l’idéologie postmoderne. Récemment encore, une action de provocation a eu lieu autour des toilettes du bâtiment des Lettres. Les panneaux avec les pictogrammes hommes et femmes ont été remplacés par une affichette neutre prétendant «libérer ces toilettes de la binarité du genre». C’était parfaitement ridicule. Il y a dans l’obsession de la théorie du genre une haine de ses origines biologiques qui n’est pas très éloignée de la haine de son identité politique. Ajoutons la possibilité d’un «grand remplacement» tel que Jacques Perrin l’évoquait récemment dans La Nation, et la disparition de l’identité vaudoise semble programmée. Vivre sur l’arc lémanique n’est pas propice à la sérénité identitaire.

24 heures a récemment vanté la vigueur renouvelée des fanfares vaudoises1. 2500 jeunes sont inscrits dans les écoles de musique de la Société cantonale des musiques vaudoises. La dimension intergénérationelle des fanfares est remarquable. Des enfants de 10 ans y passent deux heures par semaine à partager un coin de registre avec un vieux musicien. Ce dernier accumule parfois soixante, voire septante ans de musique, souvent au sein d’une seule et même société. La transmission des mœurs s’y fait naturellement, par l’amitié et l’admiration, généralement sans se poser de questions.

Le souci de transmettre est une réalité, même chez de jeunes adultes. La compagnie 4 du bataillon de carabiniers 1 cultive une ambiance très «jeunesses campagnardes». Ce bataillon est composé à plus de septante pour cent de Vaudois. Les soldats sont attentifs à perpétuer ce qu’ils nomment les «valeurs de la Lourde»: un mélange de pragmatisme paysan et de responsabilité individuelle. Il est particulièrement touchant de voir un «vieux» sous-officier se plaindre de la disparition de ces traditions. Quatre ans auparavant, il était lui-même considéré comme l’un de ces mauvais bleus qui ferait tout disparaître.

Ce ne sont que deux exemples. Il y en aurait beaucoup d’autres à citer: les jeunesses campagnardes lient un engagement très exigeant avec une importante vie communautaire; certaines abbayes ont su s’adapter à une nouvelle population de pendulaires et à les intégrer à la vie villageoise malgré la démilitarisation de la société.

Préserver cette identité vécue au quotidien demande également des efforts dans tous les domaines de la vie politique. En aménagement du territoire, la ferme rénovée au milieu du village est plus favorable à l’intégration que les lotissements excentrés. Maintenir de petits collèges empêche le communautarisme qui se nourrit de la masse anonyme. Les administrations cantonale et communales doivent faciliter les manifestations – de jeunesse en particulier –, pas les alourdir de mille paperasseries décourageantes. Nos autorités doivent également veiller à ne pas approfondir un fossé ville-campagne déjà trop marqué; en matière culturelle et patrimoniale notamment. Il faut pour cela se soucier des marges. Ne pas croire que le Canton, c’est d’abord Lausanne.

Les dégâts de l’individualisme moderne sont profonds. La campagne vaudoise, par la densité de son tissu associatif contribue à les atténuer. La vie communautaire y est forte. De nombreux villages vivent à travers leurs sociétés locales. Elles offrent autant de creusets qui se doivent d’être accueillants. Cela est une difficulté de tous les jours. En matière d’intégration, le Vaudois est menacé par son indécrottable esprit de coterie, qualité qui préserve certes, mais qui se transforme rapidement en un défaut qui assèche. L’intégration demande autant d’efforts à l’étranger qu’à l’intégrateur. Aduler l’entre-soi finit précisément par faire disparaître ce que, pourtant, l’on chérit: une manière de se comprendre, un esprit, des mœurs. Leur raison d’être réside dans leur propre perpétuation.

Notes:

1  Cand Raphaël, «Vent frais dans les rangs des fanfares», 24 heures du 15 avril 2017.

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