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L’art peut-il mourir?

Jean-François Cavin
La Nation n° 2074 7 juillet 2017

Quelques échanges un peu vifs sur la situation du théâtre à Lausanne ont eu lieu dans la presse ce printemps. Querelle des anciens et des modernes? Pas franchement. Les premières critiques émanaient de professionnels de la scène qui se gardaient bien, pour ne point paraître ringards, de s’en prendre au style de nombreuses productions du théâtre d’avant-garde; ils préféraient parler de la nécessité d’une programmation variée et qui laissât une juste place aux artistes locaux. Si le grand public s’était davantage exprimé, la condamnation eût été probablement plus sévère.

Nous ne nous attarderons pas ici sur les mérites de M. Baudriller, sur la statistique de fréquentation des salles, sur le profil socio-culturel du public survivant, sur la proportion exacte des œuvres du théâtre traditionnel et de créations ressenties souvent comme lourdement provocatrices. Il nous intéresse davantage d’examiner si un art – le théâtre en l’occurrence, mais aussi les autres – peut parvenir à une sorte d’épuisement. Car c’est le sentiment que l’on a en voyant se multiplier des créations qui n’ont plus grand’chose de commun avec ce qui constituait, depuis des millénaires, l’essence du théâtre: un drame, des personnages, un texte. On nous offre alors un montage scénique où rien ne se passe et rien ne se dit, ou si peu, où il faut chercher un «questionnement» et vivre une rupture. C’est donc de l’anti-théâtre. On parle de «performances» au lieu de pièces, de comédies, de tragédies; performances qu’une part notable du public juge peu performantes, vu l’ennui qu’elles distillent.

Comment en est-on arrivé là? Il faut à tout prix du nouveau, du radicalement nouveau, car les formes traditionnelles seraient éculées. Sacha Guitry disait déjà de l’avenir du théâtre, avec son humilité proverbiale: «Shakespeare est mort, Molière est mort, et je ne me sens pas très bien moi-même.» Depuis lors, maints hommes de scène se sont acharnés à dresser le constat de décès du théâtre «classique» en tentant de produire tout autre chose. Comme ce «tout autre chose» se révèle finalement assez pauvre, on n’est pas loin de se dire que l’art des planches, sous l’aspect de la création contemporaine, est moribond. Un art peut-il mourir?

Wladimir Weidlé, dans Les Abeilles d’Aristée, écrivait en 1954 que les formes artistiques reçues tombaient irrémédiablement en décomposition et que le renouveau ne viendrait que d’une nouvelle genèse, à la façon primitive, avec des moyens élémentaires; de même que les abeilles d’Aristée, tuées par des nymphes vengeresses, ressuscitèrent du sang d’animaux offerts en sacrifice – les Anciens ne connaissaient pas le mode de reproduction des mouches à miel et pensaient qu’elles naissaient, par génération spontanée, de la chair putréfiée des cadavres. La vision de Weidlé, quasi wagnérienne, de la purification dans l’anéantissement, ne manque pas de pertinence si l’on considère seulement l’état de décomposition d’une partie de l’art contemporain; mais elle ne nous semble, plus largement, pas vraiment confirmée par l’expérience.

Voyez la musique dite «classique» ou «sérieuse». Après les fureurs extrêmes du post-romantisme et l’évanescence d’un certain «impressionnisme» français, le dodécaphonisme s’est voulu rupture radicale et fondation d’un art nouveau. Il a engendré des centaines de partitions qui vous font bâiller (de trop rares œuvres sont sauvées par le talent du compositeur). Cependant, d’autres voix n’ont cessé de se faire entendre: Bartok qui combine la sève populaire avec une noble rigueur, Stravinski vieux russe et néo-classique, tranchant et trépidant, Honegger avec sa robuste âpreté, Poulenc avec sa gouaille, Britten avec son imagination toute fraîche sous des dehors assez classiques, et tous les autres. Aujourd’hui, cela continue avec une grande diversité de styles; si l’on entend encore, hélas, des frottements grinçants, des couinements suraigus et des pièces en boucle minimalistes, il ne manque pas de créations intéressantes et réussies, du genre jazz revisité, ou modal XXIe, ou percussions en folie, ou même chant choral parlant au cœur.

Le jazz, si plein de saveur durant des décennies, a paru s’assécher pour laisser la place à des bruitages tonitruants – rythme obsédant, harmonies débiles. Mais écoutez «Piano Seven»; Lindemann et ses compères nous livrent des merveilles, inspirées à la fois des subtiles sonorités du jazz et des fascinants rythmes latinos.

En peinture, l’art abstrait, aboutissement d’un cheminement qui, depuis Cézanne, considérait le tableau comme l’œuvre en soi, s’éloignant de toute référence à un «sujet», à la nature, à l’humanité ou aux grands mythes, pour finir par les ignorer  complètement, n’a cessé de cohabiter avec d’autre tendances, figuratives celles-ci, même si le sujet est traité avec une grande liberté. Les provocations, du genre de la surface unie où il n’y a rien à voir ou des taches aléatoires résultant de jets de couleurs, ne semblent plus amuser grand monde.

En littérature française, après une période somme toute assez courte où des auteurs à la mode s’efforçaient de bannir toute histoire de leurs livres, de désarticuler le récit, de «déconstruire» la pensée, le roman semble se porter à nouveau assez vaillamment – parfois métissé avec d’autres genres, jouant avec la temporalité ou enrichi de plongées oniriques. C’est peut-être la poésie qui a le plus souffert d’une volonté de rupture – peut-être parce qu’elle était écrasée par les chefs-d'œuvre des grands prédécesseurs; il fallait donc écrire des lignes absconses, haïr le rythme et la musique des vers, graver quelques mots épars sur un page blanche. Mais La Feuille de Chêne remet bon ordre dans ce misérable fouillis.

Il n’y a plus guère d’écoles, chaque artiste s’appliquant à se distinguer par l’originalité de son propos ou de son style. Il en résulte un univers artistique éclaté, où l’amateur peine parfois à trouver ses références et doit s’efforcer de pénétrer dans le monde du créateur, de le recomposer parfois pour le comprendre. Ce n’est pas sans intérêt, à condition qu’on ait le courage de rejeter ce qui relève manifestement de la provocation ou du «néantisme», et que les directeurs des institutions culturelles veuillent bien aussi trier et nous épargner le pire. Et comme il y aura toujours des poètes des sons, du trait, des couleurs et des mots, donnant à leur perception du monde et à leurs rêves un sens et une forme belle; et comme la vie est infiniment riche, jusque dans le cœur de l’homme, il y aura toujours place pour un art véritable, ridiculisant l’anti-musique, l’anti-poésie, l’anti-peinture et l’anti-théâtre.

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