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Jura: et maintenant?

Alain Charpilloz
La Nation n° 2074 7 juillet 2017

Aux yeux de nombreux Suisses, le Jura est un Clochemerle barbant. Les passions qui l’habitent étonnent. Le bobo qui juge l’univers à grands coups de cuiller à pot sans quitter ses pantoufles trouve tout cela «dépassé». Comme quoi, rien n’est plus difficile à comprendre que les passions qu’on ne partage pas. Les fédéralistes sont placés pour le savoir.

Le fondement de la revendication jurassienne est de nature historique. Cet Etat du Saint-Empire germanique a été rattaché à la Suisse en 1815 et aurait voulu, dès le départ, former un canton de la Confédération. Le Congrès de Vienne en a décidé autrement et c’est ainsi qu’a été conclu le mauvais mariage avec Berne.

Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, une immigration massive de campagnards bernois, attirés par les emplois industriels jurassiens et subventionnés par l’Etat de Berne pour le rachat de domaines agricoles, a modifié en profondeur la population dans la partie méridionale du Jura. Les descendants de ces immigrés sont restés, dans leur écrasante majorité, fidèles à leur canton d’origine.

Dès que la question de l’appartenance cantonale leur est posée, ils préfèrent donc leur patrie d’origine à leur patrie d’adoption, phénomène du plus grand intérêt pour la science politique. Quand la Confédération a imposé au canton de Berne une procédure permettant de restaurer la souveraineté jurassienne, le second a obtenu que les régions où ses ressortissants étaient majoritaires pussent faire sécession, ce qui s’est produit en 1975.

Aucun peuple du monde soumis à un tel traitement n’en serait sorti entier. Qu’on songe aux Etats nés de l’effondrement de l’URSS! Si les minorités russes, majoritaires dans certaines zones, avaient pu se séparer, que seraient les pays baltes, pour ne citer qu’eux? Tous auraient été mutilés. Comme le Jura. Et, sans doute, comme l’aurait été le canton de Vaud, si on lui avait appliqué de telles règles en 1815.

De ce fait, la réunification du Jura est un objectif idéal, dont la légitimité n’est pas soumise aux épisodes, aux événements, aux circonstances. Elle est fondamentale, même si sa réalisation pratique peut sembler utopique, et peut-être l’est-elle effectivement au regard du droit suisse tel qu’il est appliqué.

Nous touchons là un point essentiel: les Jurassiens se sont vu imposer des règles qui les lésaient, mais leur permettaient en même temps de créer un canton à territoire limité. Le réalisme commandait de s’y plier de force, puisqu’on les obligeait à choisir entre liberté et unité. Chantage parfaitement immoral, comme la plupart des chantages de ce type, mais le refuser risquait de déboucher soit sur une violence aux conséquences imprévisibles, soit sur le néant. Le réalisme a prévalu.

De ce fait, si l’objectif idéal est intact, les voies pour l’atteindre sont pragmatiques. Elles ont permis de faire revenir Moutier dans son canton naturel. Peut-être sera-t-elle suivie par des communes voisines à brève ou moyenne échéance. Il est douteux qu’elle le soit par le reste du Jura-Sud, où la population d’origine bernoise est fortement majoritaire.

Cependant, il faut relever que si les descendants de ces campagnards bernois sont fidèles à leur canton d’origine, ils ont pour la plupart abandonné le dialecte de leurs ancêtres et sont devenus francophones. Dans leur vie quotidienne, ils ont des liens innombrables avec les Jurassiens, dont ils partagent le tissu économique, culturel, associatif. Ce qui fait d’eux des gens privés d’identité collective profonde, n’étant plus de vrais Bernois et n’étant pas devenus pleinement Jurassiens non plus. Font exception ceux d’entre eux qui ont épousé le Jura et sont du reste accueillis à bras ouverts, sans la moindre réticence. Mais ils ne forment pas la majorité.

Cela met les régions rattachées au canton de Berne dans une situation ambiguë, et pour tout dire difficile. Elles sont ultra-minoritaires dans un canton alémanique, exposées aux appétits de la ville bilingue de Bienne, laquelle entend en tirer pour elle-même un maximum d’avantages sans en payer le prix.

Craignant malgré tout un séparatisme latent et tenace, l’Etat bernois a accordé à sa minorité jurassienne un siège garanti au gouvernement. Il a par ailleurs institué une sorte de pseudo-parlement, sans le moindre pouvoir, une sorte de pacotille politique semblable aux verroteries que les conquistadores offraient aux naturels d’Afrique ou des Antilles: ça ne coûte pas cher et ça amuse les peuplades exotiques. Pour le surplus, le sud du Jura est traité selon son poids, qui illustre la notion d’infiniment petit.

Le danger est réel que la région s’enfonce dans l’insignifiance et la léthargie, du fait d’une classe politique extrêmement faible, car recrutée en vertu de son allégeance au canton de Berne, et non pas de la stature de ses membres. En revanche, sur le plan culturel et économique, il existe en son sein des acteurs inventifs, dynamiques, volontaires, souvent séparatistes, mais pas seulement. Ces personnes pensent, à juste titre, former une communauté spécifique, distincte de l’ancien canton de Berne, même si son appartenance politique n’est pas remise en question pour le moment.

On entend parfois des Delémontains ou des Ajoulots se demander si les gens du Sud sont vraiment jurassiens. La réponse est NON sur le plan politique, OUI sur tous les autres. De sorte que le canton du Jura, mais aussi les autonomistes du Jura méridional, ont devant eux une tâche à la fois difficile et nécessaire, à savoir cultiver l’identité (osons le mot!) de la région.

Ce qui signifie: veiller jalousement à son caractère francophone, entretenir un maximum de liens par-dessus la frontière cantonale, promouvoir les entreprises d’intérêt commun, cultiver la connaissance de l’histoire partagée si longtemps. Pour le Mouvement autonomiste jurassien, qui a mis depuis septante ans le combat politique au centre de son action, cela suppose une sorte d’aggiornamento, même si l’idéal d’unité constitue le socle de sa pensée. Cependant, une orientation mettant davantage l’accent sur les liens de toute nature unissant les Jurassiens, notamment sous l’angle culturel, devrait peu à peu prendre le dessus.

Il reste toutefois, pour les quatre ans à venir, une phase particulière, qui sera l’intégration réussie de Moutier au canton du Jura. Les premiers signes montrent que le gouvernement bernois, fidèle à ses pires traditions, se montrera vindicatif et voudra punir Moutier de son choix. Le Mouvement autonomiste n’a pas pour vocation de se substituer à quelque acteur que ce soit. Mais il s’engagera politiquement et humainement pour faciliter le transfert.

On ne saurait passer sous silence la responsabilité de la Confédération dans les difficultés que Berne voudra créer par vindicte. Si elle perpétue ses traditions de Ponce-Pilate, renforcées peut-être par Simonetta Sommaruga, chargée du dossier bien qu’émanant du sérail politique bernois, la Confédération se rendra coupable de forfaiture. Il serait bon que les cantons suisses, romands en particulier, exigent du pouvoir fédéral qu’il joue son rôle d’arbitre loyal, qui consiste à protéger celui qui est dans son droit et à sanctionner celui qui le viole.

Dans le passé, l’égalité de traitement n’a pas été assurée. La Confédération helvétique, si prompte à réglementer les détails les plus minimes, avide de broutilles pour tyranniser ses citoyens, des poissons rouges aux sonnettes de bicyclettes, si avide de spolier les cantons de leurs pouvoirs résiduels sous couvert de moralisme gnan-gnan ou d’une efficacité aussitôt démentie par les faits, n’a jamais été pressée de taper sur les doigts du canton de Berne, quels que fussent les forfaits qu’il commettait.

Verra-t-on une nouvelle fois adoptées par «les deux Berne» les attitudes qui ont échoué avec constance? Et qui accroissent les difficultés au lieu de les aplanir?

Le pire n’est jamais sûr. Le meilleur encore moins.

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