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Le Négrier de l’Archipel - à la manière de Joseph Conrad

Daniel Laufer
La Nation n° 2075 21 juillet 2017

Le bruissement des feuilles de laurier dont les branches immenses envahissaient un ciel crépusculaire, gênait l’ouïe pourtant fine du colonel McDox; au-delà de la branche noirâtre du canal, dont les eaux nauséabondes montaient en vapeurs clairsemées, il croyait entendre un appel, un cri, comme celui d’une femme qui, presque évanouie, appelle en vain au secours. De nouveau il tendit l’oreille, son oreille gauche dont les poils brillaient bizarrement sous la lueur diffuse de la lune, cachée derrière la menace noire des nuages, il mit sa grosse main en cornet et faillit appeler lui-même; on vit ses minces lèvres s’entrouvrir sous son épaisse moustache de vieux marin, puis se refermer sans qu’un mot n’en sortit. «Bah!» se dit-il en caressant d’une main nerveuse la crosse nacrée de son vieux revolver. Mais tout de suite il dut se rendre à l’évidence qu’il n’était pas victime d’une illusion acoustique: un nouveau cri, un curieux hurlement lui parvint d’entre les frondaisons épaisses, comme si les plantes elles-mêmes, croissant depuis des siècles, innombrables dans la vase boueuse de l’île, appelaient au secours. Dire que le colonel McDox fut effrayé serait contraire à la vérité. Depuis des années qu’il bourlinguait dans ces eaux hostiles, achetant tous les nègres qui ne demandaient pas mieux que de rendre service au Tam1, pour les revendre avec profit, du moins ceux qui avaient échappé à la noyade, aux maladies, ou avaient été écrasés sous les flasques d’emplanture2, toute peur l’avait quitté. Néanmoins il sentit une sorte de frisson le parcourir comme si une grosse aragne montait vite sous le tissu grossier de son pantalon jusqu’à sa large poitrine velue. Furieux de se sentir atteint par un sentiment que son honneur lui commandait d’ignorer, il attendit dans l’épais et humide silence de la nuit tropicale, puis il cria vers l’eau noire: «Apa! Apa!3» Il vit alors sortir du fourré, couvert de boue, son  esclave, celui-là même qu’il avait cru disparu pour toujours dans la brousse, et qui criait à tue-tête: «Taïaut! Taïaut!» McDox sourit entre ses dents, si tant est qu’il ait su jamais sourire, et lâcha la crosse de son revolver.

Notes:

1  Terme d’un dialecte des îles Tuamamoto, signifiant à peu près «divin chef».

2  Pièces de bois latérales de l’encaissement où se loge le pied d’un mât.

3  Quoi! Quoi! en malais

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