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Le bobo en coloc’

Félicien Monnier
La Nation n° 2076 4 août 2017

Il est tout de même fascinant que des marques de paupérisation soient présentées comme des avancées civilisationnelles. Ainsi en va-t-il de Airbn’b, de Uber ou du statut d’auto-entrepreneur. Pour survivre dans cet univers dématérialisé à l’extrême, il suffit d’un ordinateur Apple dernier cri, d’un smartphone et d’un carnet moleskine. Cela dessine un archétype, un style, voire une esthétique. Les marxistes purs et durs – relevons le conservatisme dont témoignent de plus en plus de membres d’une certaine extrême-gauche – y verront une nouvelle façon d’exploiter la force de travail, minimaliste à souhait, de personnes n’ayant d’autre choix que de louer leur appartement durant les vacances, d’arrondir les fins de mois en faisant le chauffeur de taxi à des prix dérisoires, en essayant d’offrir seul leurs services, sans protection corporative, parce que le marché du travail est devenu trop dur ou trop peu rémunérateur.

De tels rapports économiques mettent face à face un dominant et un dominé, un exploitant et un exploité. Le cadre légal ou conventionnel est minimal. Voici la face sombre de la tant vantée «uberisation de la société», prétendument liée à sa digitalisation. On ne cesse d’en annoncer les développements futurs.

Récemment, 24heures, dans sa série d’été «Demain la Suisse», a vanté ce qu’elle appelle les colocations 2.01. Le concept est simple: mutualiser les coûts d’une vaste maison de maître pour s’offrir la vie de château. Ces colocataires ont, souvent, plus de trente ans et l’argent n’est, généralement, pas leur souci principal. Certes, 24heures crie un peu vite à la nouveauté. Cela n’est rien d’autre qu’une résurgence de modes de vie en vogue au moins depuis mai 68: communautés hippies, collectifs d’artistes, squats. Ces aventures avaient en commun de s’opposer à la société bourgeoise et témoignaient d’un anarchisme plus ou moins assumé doctrinalement.

Dans la colocation 2.0, si l’on en croit les personnes interrogées, on ne garde que le côté artistique et communautaire. Ce dernier est toutefois fortement relativisé par un des colocataires: «En même temps, nous ne sommes pas une communauté en ce sens que nous sommes tous bien différents, mus par des raisons différentes de vivre ensemble, avec des idéaux très complémentaires.» La liberté garde la prééminence, et le dénommé Jean-Christophe y est sensible lorsqu’il parle de «communauté consciente». N’oublions pas que l’appartenance à une communauté impose à ses membres des responsabilités et les inscrit dans un cadre qui les dépasse en partie. Ces responsabilités vont au-delà de l’exigence de propreté ou de respect mutuel, égards que j’ai aussi pour mon voisin de palier. Elles impliquent une loyauté à l’égard de ses membres, s’incarnant par exemple dans l’interdiction d’en dire du mal à l’extérieur, et une obligation de faire passer ses désirs au second plan, notamment lorsque la perpétuation de la communauté est en jeu. Un colocataire qui part a-t-il l’obligation d’en présenter un nouveau? Peut-être… Mais nous ne sommes pas certains que tous voient les choses sous cet angle, qui ne met pas l’individu au centre, et exige d’admettre des hiérarchies, et donc de consentir à l’inégalité. A n’en pas douter, ces colocations ne sont pas des communautés complètes.

L’expérience n’a par ailleurs rien de révolutionnaire. Les assurances sont payées, la caution déposée, les rapports avec la gérance réguliers. On s’y insère dans un système préexistant, sans rien en remettre en cause. La marginalité est parfaitement absente de ces colocations, ou exceptionnelle. Les colocataires se vantent même de faire fuir les squatters.

Un tel mode de vie nous apparaît comme une version évoluée de l’uberisation de la société. On n’exploite plus le nouveau prolétaire en se vêtant des atours de la coolitude, mais on reproduit sans trop de soucis financiers des modes de vie pourtant élaborés en réponse au manque de moyens. Dans l’immense majorité des cas, la colocation n’est pas un choix. Chez les coloc’s 2.0, on rejoue les colocations de sa jeunesse sans en rejouer les contraintes. Les pâtes ne sont sans doute pas le régime principal de quelqu’un capable de débourser près de 1’800 francs par mois pour son espace en colocation, montant le plus élevé de la fourchette des loyers décrits dans l’article.

La gentrification des quartiers populaires, l’expulsion des familles modestes hors des centre-villes, remplacées par des couples sans enfants à la capacité contributive élevée, nous l’avaient déjà révélé: le libéralisme a une redoutable capacité à recycler ses échecs, et à en faire de nouveaux modèles. La caisse continue de se remplir, avec la complicité de l’idéologie dominante, modelée par les bénéficiaires du recyclage.

Note:

1  «Les colocs 2.0 habitent des manoirs et des châteaux», in 24heures du 12 juillet 2017.

 

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