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Les normes, pesantes et apaisantes

Jacques Perrin
La Nation n° 2079 15 septembre 2017

Il est rare qu’un essai puisse être qualifié de «dérangeant», mais celui de Stéphanie Pahud, Lanormalité (L’Age d’Homme 2016), nous déroute bel et bien. Nous nous interrogeons, ne serait-ce que sur son titre fusionnant la «normalité» avec son antonyme l’«anormalité».

Le mot norme s’entend en deux sens, l’un statistique, l’autre prescriptif.

Les enquêtes sociologiques, linguistiques ou médicales, par exemple, mesurent des comportements et dégagent des valeurs moyennes. Les résultats sont représentés par des courbes indiquant des déviances par rapport aux normes établies.

Quant aux règles de la circulation, celles de la politesse ou de la discipline en classe, entre autres, ce sont des normes dictées par une institution qui prescrit les comportements à adopter dans des situations précises.

La frontière entre les deux types de normes n’est pas toujours facile à tracer. Ce qui est prescrit semble souvent correspondre à ce qu’impose la nature.

Les normes nous aident à vivre avec nos semblables, elles sont l’armature du fameux «vivre-ensemble». Elles nous épargnent le souci d’avoir à choisir à tout instant l’attitude adaptée aux circonstances; nous pouvons utiliser notre énergie à d’autres fins. Parfois, les normes restreignent notre liberté et nous angoissent. Qui ne s’est jamais demandé: Suis-je normal? Exercé-je mon métier conformément à ce qu’on attend de moi? Est-ce que j’écris en bon français? Mon alimentation est-elle bonne pour la santé? A cause des libertés que nous prenons par rapport aux normes, autrui nous «stigmatise» et nous nous jugeons parfois coupables.

L’ouvrage de Stéphanie Pahud est entrelardé de nombreuses citations et comporte une trentaine de témoignages. Celui de Marie-Anne Paveau, linguiste et psychanalyste, retient notre attention parce qu’elle y confesse une détestation personnelle des normes  définies comme des cadres contraignants qui ressortissent à l’idéologie, à l’autorité et à la vérité imposée. Elle s’étonne de l’intelligence affichée de ceux qui formulent des critères de vérité et de conformisme avec l’assurance des détenteurs du savoir. Elle oppose les normes aux valeurs, lesquelles sont choisies et expriment la résistance de la subjectivité. Grâce aux valeurs, les gens infériorisés affirment leur droit absolu à exister sans aucune forme de stigmatisation, de violence, de hiérarchisation. Les gens infériorisés appartiennent aux minorités ethniques ou religieuses (les musulmans), sexuelles (les trans), aux handicapés. Les genres, notamment, doivent absolument être déconnectés des normes et choisis, ou inventés, par les individus, dans la mobilité des identités. Il existe autant de genres que d’individus…

Marie-Anne Paveau se sent lasse devant l’idée que les normes sont dotées d’une vérité vérifiable, et que tout écart condamne à la fausseté, à l’inauthenticité, à la facticité. Elle déclare qu’on ne peut réellement penser que contre et en dehors des normes […], une pensée normative ne relève tout simplement pas de la pensée. Penser c’est créer, inventer, modifier, bousculer. Ça ne peut pas être ranger, classer, catégoriser, prescrire.

La linguiste reconnaît elle-même que ses thèses sont «radicales». A nos yeux, elles expriment la révolte absolue de certains de nos contemporains contre les idées de nature et de connaissance. Une opposition aussi vive évacue tout ce que les normes peuvent avoir de rassurant et de constructif. L’expérience montre pourtant que beaucoup de normes bienfaisantes nous préservent de la lutte de tous contre tous.

Marie-Anne Paveau a raison de lier les normes au concept de vérité. Celui-ci est en effet, dans son contenu minimal, normatif. Est-ce une raison pour le jeter aux oubliettes et ne retenir que la vérité du ressenti individuel? Nous nous heurtons ici à une limite. Si nous la franchissons, tout discours tombe dans le vide, il ne vaut plus la peine de parler et d’écrire pour exprimer la connaissance de ce qui est. Le concept de vérité s’estompant, nous sommes impuissants face au mensonge dont nous faisons pourtant l’expérience quotidienne.

La vérité est ce que vise toute enquête. En ce sens, elle est normative, elle nous guide, concentre notre attention et nous prescrit une marche à suivre, même si nous la devinons à peine dans le brouillard. Elle est impliquée dès que nous tentons d’exprimer quelque croyance ou connaissance que ce soit. Toutes les assertions troublantes de Mme Paveau se donnent pour vraies par le simple fait qu’elle les énonce. En outre, une proposition est vraie s’il existe des faits indépendants de notre subjectivité qui la causent.

Les platitudes énoncées ci-dessus constituent le concept minimal de vérité. Toute vérité bénéficie d’une certaine stabilité tant que des faits nouveaux ne viennent pas la démentir (il peut arriver que nous ayons cru savoir, mais nous nous étions trompés). Elle entraîne la convergence des opinions dans sa direction. Le vrai est la cause du consensus, non son effet. Il est plus difficile à atteindre dans certains domaines où la mise en lumière de faits indépendants de nos attentes pose problème. La morale, la critique littéraire ou l’histoire prêtent à des controverses plus douloureuses que la biochimie ou les mathématiques. Dans beaucoup de cas, nous devons nous contenter de justifier des croyances, car nous ne disposons pas d’un savoir étayé par des faits précis.

Il vaut veiller au fait que la vérité n’est pas une norme comme les autres. Elle n’est pas imposée par une institution, elle ne nous contraint pas; si nous ne la respectons pas, nous ne sommes pas forcément punis, ni exposés à l’infamie. La vérité est sans force si nous refusons de  l’admettre. Nous avons la liberté de la rejeter.

Dans la fable Le loup et l’agneau, la vérité est du côté de l’agneau. Contrairement à ce que dit le loup, l’agneau ne peut troubler sa boisson, étant vingt pas au-dessous de lui; il ne l’a pas calomnié il y a plus d’un an puisqu’il n’était pas encore né; et l’agneau n’a pas de frère qui aurait été, au dire du loup enragé, l’auteur des médisances.

La vérité exprimée par l’agneau ne peut rien contre le loup tout à son désir de vengeance. Pas aussi fort qu’on l’imagine, celui-ci est poursuivi par les bergers et les chiens. La faim l’affaiblit et son ressentiment brouille sa raison. C’est un animal triste. Il emporte l’agneau et le mange, malgré l’innocence avérée de celui-ci.

Nous ne pouvons reprocher à la vérité de nous opprimer. C’est à celui qui use de violence pour la faire partager que nous devons nous en prendre. C’est celui qui presse sur la détente qui tue, non le revolver.

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