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Immortels?

Jacques Perrin
La Nation n° 2082 27 octobre 2017

Les livres consacrés au transhumanisme se multiplient. C’est un flot ininterrompu depuis que Google a embauché en 2012 le transhumaniste Raymond Kurzweil qui prédit qu’une intelligence artificielle infiniment plus puissante que l’intelligence humaine existera en 2045, grâce aux progrès convergents de quatre sciences, les NBIC: nanosciences étudiant des objets à l’échelle du milliardième de mètre, biotechnologies (biomédecine, ingénierie génétique), informatique, sciences cognitives s’interrogeant sur le fonctionnement du cerveau.

Les médias partagent les savants en bioprogressistes qui applaudissent au projet transhumaniste, en bioconservateurs qui le trouvent dangereux et en libéraux du juste milieu, guidés par l’idée que tout est permis tant qu’on ne nuit pas à autrui. Ajoutons les personnes, tel le soussigné, qui aimeraient comprendre ce qu’est le transhumanisme avant de porter un jugement. Il faut d’abord s’informer.

Nous examinerons ici un ouvrage de Bernard Edelman1. Dans son Essai sur la vie assassinée, petite histoire de l’immortalité (Hermann 2016), le juriste philosophe constate qu’à cause de sa démesure, l’homme est en passe de détruire la nature. Comme il s’est détourné des utopies et des religions après les multiples catastrophes du XXe siècle, l’homme estime que seule la science peut désormais le sauver. Comment en est-on arrivé là? Edelman résume quelques idées philosophiques concernant la nature humaine, la vie et le désir d’immortalité, préoccupations centrales du transhumanisme.

Pour Rousseau, la nature est la mesure de l’homme, mais celui-ci a reçu un cadeau empoisonné: la perfectibilité qui le pousse à outrepasser toute limite en vue d’améliorer son sort. Or, plus l’homme se civilise, plus il se nie en tant qu’être naturel, plus il sombre dans le chaos. Il lui est impossible de revenir en arrière, Rousseau le reconnaît, car l’homme est aussi un technicien. Seulement, il doit contenir sa démesure et préserver ce que la nature lui a offert: l’amour de soi et le plaisir de vivre.

 Pour Kant, la nature a créé l’homme faible et déficient, mais lui a donné l’intelligence afin qu’il rompe avec elle, surmonte son animalité et s’éduque lui-même. Ce qu’il faut à l’homme, ce sont le travail et la discipline.

Le marquis de Sade considère l’homme comme un animal semblable aux autres, qui croît et décroît, voué au plaisir et à la mort. La nature, cruelle et hors d’atteinte, détruit pour créer du nouveau. L’homme ne vaut rien, elle le dévore sans pitié. Sade voudrait rivaliser avec elle, contrecarrer ses plans, mais il ne le peut pas. Il se réfugie alors dans l’écriture par laquelle il satisfait son envie de toute-puissance et d’insurrection permanente, multipliant dans ses livres les occasions de crime et de jouissance.

La révolte sadienne trouve dans le transhumanisme une postérité inattendue. Il s’agit pour les transhumanistes d’égaler la nature, sans s’opposer à elle, mais en la reconfigurant à leur guise. Grâce à la convergence des quatre sciences mentionnées plus haut, l’être humain sera augmenté, sa vie prolongée; il frôlera l’immortalité.

Galilée apprend à l’homme qu’il n’est pas le centre du monde. Darwin lui prouve qu’un singe est son ancêtre. Freud pense que des processus inconscients le déterminent. La pulsion de mort qui s’est manifestée dans les guerres et les génocides du XXe siècle est inscrite dans les gènes de l’homme, nos cellules ne s’aiment pas les unes les autres. L’évolution favorise les jeunes aptes à se reproduire et laisse mourir les vieux qui ne servent plus à rien. L’altruisme n’a droit au chapitre que s’il respecte le narcissisme fondamental. Les hommes vont de désillusion en désillusion.

Le christianisme et l’antiquité gréco-latine enseignent à accepter la mort.

Pour les juifs et les chrétiens, elle est le salaire du péché. Les femmes souffrent en donnant la vie, les hommes travaillent à la sueur de leur front. Approcher l’Arbre de vie gardé par les chérubins est désormais interdit; la connaissance exclut l’innocence, et l’immortalité.

Pour les Grecs, il n’est qu’une façon digne de faire face à la mort, événement inévitable: devenir un héros dont les poètes chanteront la gloire, lui permettant de demeurer dans la mémoire de la cité. Pour retrouver Pénélope, Ulysse renonce à l’immortalité offerte par Calypso. Calypso, elle-même immortelle, ne peut aimer ni désirer vraiment. C’est la mort qui alimente le désir. Ulysse refuse d’être un héros inachevé.

L’individu d’aujourd’hui, qu’Edelman suivant Nietzsche appelle le «dernier homme», veut tout à la fois, la liberté et la sécurité, l’innocence et le plaisir de pécher, l’immortalité et le désir. Sa dernière chance de tout obtenir est la technoscience, moteur du transhumanisme.

D’après les transhumanistes versés dans les sciences cognitives, la vie cérébrale est une suite d’informations et d’algorithmes assurant l’adaptation de l’homme à son environnement, un système dont il faut décrypter le programme. Les transhumanistes adorent fixer des échéances, 2025, 2045, 2050: quand nous maîtriserons le fonctionnement de notre cerveau, nous pourrons nous débarrasser de notre corps, siège du vieillissement, de la douleur et de la maladie. Nous commencerons par éliminer un à un nos organes devenus inutiles, des nanorobots circuleront dans ce qui restera du corps truffé d’implants et de puces. Puis nous téléchargerons notre cerveau dans un système de calcul surpuissant; nous créerons un univers virtuel où circuleront des avatars de corps que nous aurons choisis, pourvus de signaux imitant les sensations plaisantes du corps biologique disparu. Nous éprouverons du plaisir en étant affranchis des contraintes du temps, de l’espace et de la matière. Enfin nous deviendrons des hybrides, mélanges de machine et de vivant retouché par nos soins. Nous aurons pris en main l’évolution hasardeuse en lui assignant des buts.

Nick Bostrom, fondateur de Humanity +, parle d’un monde expérimental très attrayant dans lequel nous pourrions vivre des vies consacrées à des jeux amusants, aux relations, aux expériences, à l’épanouissement personnel et à l’accomplissement de nos idéaux. Un immense cerveau cosmique constitué par tous les cerveaux interconnectés se formera.

Nous construirons un univers posthumain, atteint après une transition assez courte grâce aux progrès exponentiels des NBIC.

Etre pour ne pas être sera la fin de l’homme, écrit Edelman. Il s’abstient de vitupérer le projet transhumaniste, mais il ne s’enthousiasme pas, le lecteur sent bien qu’il a des doutes. Edelmann achève en effet son livre en citant Baudelaire:

C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre,

C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir

Qui comme un élixir, nous monte et nous enivre,

Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir.

Le transhumanisme, nouvelle utopie aux accents prophétiques et marché prometteur, se fonde sur des réalisations scientifiques impressionnantes. Il brouille les limites dont nous avons l’habitude: entre une médecine qui soigne et celle qui améliore l’humain, entre le normal et le pathologique, le naturel et l’artificiel, le vivant et la machine, le réel et le virtuel. Le concept de nature humaine est pour le moins malmené, mais les transhumanistes vont vite en besogne.

Notes:

1  En nous inspirant aussi de G. Hottois, J.-N. Missa, L. Perbal (dir.): L’Encyclopédie du transhumanisme et du posthumanisme, l’humain et ses préfixes, Vrin 2015.

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