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Les vieux habits

Jean-François Cavin
La Nation n° 2102 3 août 2018

Mon ami Basile portait un vieux pull. Un très vieux pull: troué sur le devant, râpé dans le dos, décousu aux emmanchures sans espoir de raccommodage, effrangé vers le bas. Au fil des années, la couleur s’était estompée, puis graduellement modifiée; le vert d’origine avait d’abord pâli, puis passé, puis tourné au gris-vert, pour devenir finalement d’un gris-jaune-kaki digne des plus indécelables tenues de camouflage. La matière textile aussi avait perdu son apprêt d’abord, puis l’essentiel de sa trame, pour n’être bientôt plus qu’une idée de pull, rejoignant ainsi la veste d’Arthur Rimbaud:

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;

Mon paletot aussi devenait idéal.

Les camarades de Basile se moquaient de sa tenue: «Vêtu comme ça, tu peux aller faire la manche... si toutefois ton lainage conserve encore une manche!». Ses enfants lui disaient: «Tu nous fais honte». Sa femme, qui connaissait son homme et son entêtement, patiente et résignée, finissait par soupirer: «Vraiment, Basile, tu devrais…».

Mais Basile tenait bon. Aux moqueurs, il rétorquait que l’avis du commun lui importait moins que son propre jugement. Comme il aimait à se dire de gauche, il voyait peut-être dans cette guenille une façon d’afficher son dédain des convenances bourgeoises. Mais surtout, il opposait  à tous une raison définitive: ce pull vous semble vieux et moche, mais je m’y sens bien.

Ah! les vieux habits! On s’y sent bien, c’est sûr. Ils ont pris la mesure exacte de notre corps, ils se sont adaptés au galbe de nos rondeurs, ils ont acquis la souplesse issue d’un long usage. Les habits neufs, au contraire, même choisis avec soin sur le conseil d’un professionnel qui vous assure, mon bon monsieur, qu’ils sont parfaitement à votre taille, ont toujours quelque chose d’incommode: une petite gêne aux entournures, une raideur du textile, une poche bizarrement placée. C’est un peu comme s’ils vous obligeaient à leur ressembler, comme s’ils violaient votre identité profonde; il faudra du temps pour que vous vous y sentiez redevenir vous-même.

Les vêtements, c’est comme les impôts: les moins lourds sont ceux qu’on connait de longue date, qu’on a pris l’habitude de payer, voire de contourner. La remarque vaut plus généralement en matière politique. Toute loi étant une intrusion dans notre liberté, les vieilles lois ont au moins l’avantage d’être patinées par le temps. Une jurisprudence de bon sens en a peut-être lissé les aspérités; les contraintes qu’elles induisent se trouvent intégrées à nos routines; leur longue existence fait qu’on peut les connaître (l’adage selon lequel nul n’est censé ignorer la loi n’ayant plus aucun sens dans la profusion législative du XXIe siècle). Les lois neuves, au contraire, contraignent désagréablement le corps social, de même que les habits neufs engoncent le corps humain. C’est ainsi que Basile, qui se dit de gauche comme on sait, cultive une philosophie vestimentaire qui nourrit le plus pur conservatisme politique.

Un peu avant Pâques, je rencontre Basile, vêtu d’un pull neuf.

«– C’est le renouveau, lui dis-je?

– L’autre est tombé en loques. Irrécupérable.

– Et tu survis?

– J’essaie de m’y faire. Et je dois reconnaître, ajoute-t-il en humant l’air encore vif du premier printemps, qu’il est un peu plus chaud.»

Pas étonnant: l’ancien n’avait que des trous. C’est le risque avec les vieux habits, comme avec les anciennes lois qui, face au monde actuel – convenons-en avec regret – présentent parfois des lacunes.

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