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Antispécisme et antiracisme: la divergence

Jean-François Pasche
La Nation n° 2102 3 août 2018

L’antispécisme fait ces derniers temps régulièrement parler de lui, notamment en raison des violences perpétrées par ses militants contre les boucheries. La presse a largement relayé ces actions. Relevons qu’à ce sujet l’esprit critique est de mise. Ainsi, 24 heures du 2 juillet donnait dans un article la parole à la fois à des militantes de la cause, à un végane opposé à l’antispécisme radical et à un professeur de Genève en sciences humaines assimilant au fascisme la volonté d’imposer à tous par la force un nouveau mode de vie sans consommation de viande1.

Mais là n’était pas le centre de la question. Le titre de l’article, «Pourquoi les casseurs épargnent le halal» renvoie plutôt à la thématique de la convergence des luttes. Les militantes en faveur de l’égalité animale s’expliquent: l’antispécisme ne doit surtout pas faire le jeu de la xénophobie et du racisme. Les immigrés africains et musulmans seraient déjà suffisamment stigmatisés comme cela, et leur infliger des caillassages serait déplacé; ils ne comprendraient pas ces actes. Au contraire, il faut faire converger les luttes, notamment l’antiracisme avec l’antispécisme. En effet, ces trois causes ont le même objectif de mettre fin à la domination du mâle blanc occidental, respectivement sur les autres peuples de la terre, les femmes, enfin les animaux. Mais ne devrait-on pas parler, dans cette logique, de filiation des luttes?

Peter Singer est une figure marquante de l’antispécisme. Ce philosophe utilitariste anglo-saxon a publié en 1975 La libération animale2, un ouvrage qui a fait date. Dans un entretien publié en français en 20133, il revient sur l’histoire de la lutte en faveur des animaux. Selon lui, les avancées n’ont été réelles qu’à partir du dernier quart du XXe siècle, car «la diffusion des idées radicales en faveur des animaux a dû attendre que celles en faveur des minorités humaines se soient installées4». Dans cette optique, il y a d’abord l’homme blanc occidental et de classe supérieure par le sang qui dominait le monde. La Révolution a apporté l’égalité par rapport à la richesse. Le marxisme a formulé l’égalité entre les hommes, en se combinant de différentes manières avec la lutte contre l’esclavage et le nationalisme. Puis le féminisme et l’antiracisme ont émancipé les femmes et établi l’égalité entre tous les êtres humains. Enfin, les antispécistes prétendent s’inscrire dans la même suite idéologique; selon eux, il est temps aujourd’hui de cesser toute oppression envers tout être vivant, quel qu’il soit. Il n’y aurait donc pas de convergence des luttes, mais un mouvement de l’une à l’autre vers plus d’égalité.

L’antispécisme est fondamentalement progressiste. Il affirme que la société doit maintenant évoluer vers l’égalité entre les hommes et les animaux. Dans cette perspective, exclure les Africains du devoir de ne plus manger de viande, c’est affirmer que les Blancs occidentaux ont fait un pas de plus, qu’ils sont supérieurs aux autres car capables de se priver de nourriture d’origine animale. Prises individuellement, les idéologies séduisent par leur cohérence de surface. Mais les difficultés apparaissent dès qu’elles sont mises en relation par leurs partisans eux-mêmes. Ainsi, combattre le spécisme tout en prenant explicitement garde à ne pas nuire à la cause antiraciste conduit à une prise de position présomptueuse et faite de clichés. Avec l’antispécisme, on ne sort pas de l’occidentalocentrisme, qui prétend aujourd’hui coloniser le monde entier avec ses idées. Quant aux Suisses, ils semblent tous compris dans le panier ouvert vers le haut de la «classe moyenne supérieure». Rien n’est dit sur la conversion future des Africains pauvres. Sur ce point, antispécisme et antiracisme ont bien des chances de diverger.

Notes:

1  Marianne Grosjean, «Pourquoi les casseurs épargnent le halal», 24 heures, 2 juin 2018.

2  Peter Singer, Animal Liberation: A New Ethics for Our Treatment of Animals, New York, Random House, 1975.

3  Singer Peter, Elisabeth de Fontenay, Boris Cyrulnik, Les animaux aussi ont des droits, Paris, Seuil, 2013.

4  Ibid, p. 34.

 

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