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Causticité debussyste

Frédéric Monnier
La Nation n° 2103 17 août 2018

Certains compositeurs, non contents de maîtriser l’art des sons, prennent parfois avec bonheur la plume pour parler de leurs œuvres, de leurs confrères compositeurs, pour exposer leur esthétique. Ainsi Berlioz fut un écrivain de premier ordre: il n’est que de lire quelques-unes de ses nouvelles musicales ou ses Mémoires pour s’en convaincre. Claude Debussy (dont nous commémorons cette année le 100e anniversaire de la mort) a lui aussi écrit, non pas une autobiographie comme Berlioz, Gounod ou Wagner, mais des articles dans des revues, essentiellement en 1901 et 1903, quand son œuvre de compositeur lui en laissait le temps. En fait, il s’agit surtout de critiques de concerts et, le moins qu’on puisse dire, c’est que Debussy ne prend pas de gants (ou alors ce sont des gants de boxe!): il y témoigne le plus souvent d’un esprit caustique et ironique qu’on pourrait qualifier de voltairien. Voyez par exemple ce qu’il écrit suite à un concert où il «entendit M. Léopold Auer, violon solo de S.M. l’empereur de Russie. Il a dépensé un talent énorme, a joué un concerto de Brahms et une sérénade mélancolique de Tchaïkovsky. Ces deux œuvres se disputent le monopole de l’ennui, et si j’étais une minute empereur de Russie, je menacerais M. L. Auer d’une immédiate Sibérie s’il continuait à mettre sa virtuosité au service de pareilles rocailleries.» Ailleurs, parlant des Scènes de Faust de Schumann, il regrette qu’«on trébuche souvent sur du Mendelssohn ; j’aime mieux Mendelssohn tout seul, parce que l’on sait à quoi s’en tenir». (Ce Mendelssohn qu’il décrivait comme un «notaire élégant et facile».)

Mais celui sur lequel il s’acharne à maintes reprises, c’est Wagner. Petit florilège:

Les gens qui prennent des airs entendus pour parler de la Tétralogie ne résisteraient peut-être pas à une audition intégrale de ce Bottin musical.

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Wagner n’a jamais servi la musique. Il n’a même pas servi l’Allemagne, puisqu’elle se débat présentement dans une atmosphère tétralogique où les uns marchent aveuglés par les derniers reflets de ce coucher de soleil, les autres tirent éperdument sur la formule néo-beethovénienne qu’a laissée Brahms ! Et quand Wagner, dans un mouvement de fol orgueil, s’écriait : « Et maintenant vous avez un art !», il aurait pu tout aussi bien dire : « Et maintenant je vous laisse le Néant, à vous d’en sortir ! »

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On se figure mal l’état dans lequel peut mettre le cerveau le plus robuste l’audition des quatre soirées de la Tétralogie… Il s’y danse un quadrille de « leitmotiv » où celui du « cor de Siegfried » fait de curieux vis-à-vis avec « la lance de Wotan », tandis que le thème de « la Malédiction » exécute d’obsédants cavaliers seuls.

C’est même plus que de l’obsession… c’est une mainmise totale. Vous ne vous appartenez plus, vous n’êtes plus qu’un « leitmotiv » agissant, marchant dans une atmosphère tétralogique.

Nulle habitude quotidienne de civilité ne nous empêchera désormais d’interpeller vos semblables autrement que par des clameurs de Walkyrie !… « Hoyotoho !… Hejaha !… Hoyohei !… » Comme c’est gai Hoyohei !… Que dira le marchand de journaux ! Hoiaho !…

[…] Que ces gens à casques et à peaux de bêtes deviennent insupportables à la quatrième soirée… Songez qu’ils n’apparaissent jamais sans être accompagnés de leur damné « leitmotiv » ; il y en a même qui le chantent ! Ce qui ressemble à la douce folie de quelqu’un qui, vous remettant sa carte de visite, en déclamerait lyriquement le contenu ! Puis c’est un double emploi du plus fâcheux effet ; et qu’en devient le rôle psychologique dévolu à l’orchestre qui nous impose pendant ces quatre soirées d’innombrables commentaires sur cette histoire d’anneau perdu, puis retrouvé, et qui passe de mains en mains comme dans le « jeu du furet » ? […] Vous m’objecterez à cela la nécessité de remplir quatre soirées… Travail de géants, assurent les wagnériens endurcis ! Effort surhumain, d’orgueilleuse vanité qui veut à la fois la qualité et la quantité. Effort malheureusement gâté par ce besoin allemand de taper obstinément sur le même clou intellectuel, crainte de n’être pas compris qui s’alourdit nécessairement de répétitions oiseuses.

On peut s’étonner d’un tel langage de la part d’un musicien qui a écrit la musique la plus fine, subtile et raffinée qui soit. La germanophobie ambiante qui régnait en France après la défaite de 1870 et la cession de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne n’est pas une explication suffisante, car à ses débuts Debussy ne manifestait pas un tel rejet de ce qui est allemand; entre 1887 et 1893, il a même entrepris à plusieurs reprises, et comme plusieurs de ses compatriotes compositeurs, le «pèlerinage» de Bayreuth; il y a subi le charme ensorcelant de la musique de Wagner. C’est justement cette expérience qui lui a fait prendre conscience, au plus profond de lui-même, qu’il fallait dorénavant, dans le domaine de l’opéra en particulier, «chercher après Wagner et non pas d’après Wagner»1. Par ailleurs, dans ses écrits revient à plusieurs reprises l’idée qu’il faut retrouver un certain esprit français qui, selon lui, a disparu depuis la mort de Rameau en 1764: «Les Français oublient trop volontiers les qualités de clarté et d’élégance qui leur sont propres pour se laisser influencer par les longueurs et les lourdeurs germaniques», précise-t-il dans un entretien à la revue Comœdia en novembre 1909.

Pour conclure, il est juste de préciser que cette germanophobie (on devrait parler plutôt de «wagnérophobie») ne s’étendait pas à tous les compositeurs allemands, tant s’en faut; pour preuve, voici ce qu’il écrit à propos de «l’œuvre de J.-S. Bach, Dieu bienveillant auquel les musiciens devraient adresser une prière avant de se mettre au travail, pour se préserver de la médiocrité, cette œuvre innombrable où l’on retrouve à chaque pas ce que nous croyons être d’hier, depuis la capricieuse arabesque, jusqu’à cette effusion religieuse, pour laquelle nous n’avons rien trouvé de mieux jusqu’ici, on y cherchera vainement une faute de goût

 

Référence:

Claude Debussy, M. Croche et autres récits. Gallimard, 1971. Il s’agit de l’édition complète de son œuvre critique.

1  Ce qu’il a du reste admirablement réussi avec son opéra Pelléas et Mélisande, créé à Paris en 1902, soit avant les propos cités plus haut.

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