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La démocratie, triomphante et chancelante

Jacques Perrin
La Nation n° 2104 31 août 2018

La démocratie s’entend en deux sens. Elle est d’abord une donnée sociologique: la marche inexorable vers l’égalité. De ce côté, elle triomphe; les différences s’amenuisent et la ressemblance croît. Homme, femme ou enfant; noir ou blanc; hétéro- ou homosexuel; migrant ou autochtone; animal, humain ou robot: tout se vaut, tous ont des droits de plus en plus étendus. Les arbres et les montagnes, qui ont leur langage, trouvent des humains compatissants pour interpréter celui-ci et plaider à leur place.

La démocratie, c’est aussi le pouvoir du peuple. Telle communauté se rassemble et décide à la majorité ce qu’il faut faire. Sous cet aspect, la démocratie chancelle.

Relisant quelques articles récents consacrés au régime démocratique par ses adorateurs français (Minc, Joffrin, Baverez, Bernard-Henri Lévy et d’autres), nous faisons face à un déluge de lamentations.

A la chute du mur de Berlin,  les commentateurs «autorisés» se sont imaginé que la démocratie libérale et l’économie de marché, main dans la main, s’empareraient de la planète entière. Trente ans plus tard, ils déchantent et s’interrogent: la démocratie va-t-elle survivre? Ce qu’ils appellent «autocratie» ou «démocrature» lui succédera-t-elle? Elections libres, séparation des pouvoirs, presse indépendante et droits de l’homme sont-ils menacés par une «gouvernance mandarinale» à la chinoise, un «despotisme tranquille à la Poutine», une dictature écologiste mondiale, un régime autoritaire comme à Singapour, des nationalismes «illibéraux» de type polonais, hongrois, slovaque, voire autrichien ou italien, un sultanat à la Erdogan? Ce dernier aurait déclaré: «La démocratie est un moyen, non une fin; c’est comme un tramway, on en descend quand on est arrivé à destination.» 

Et nous n’oublions pas la Syrie de Bachar, ni les Philippines de Duterte,  ni l’Iran du guide Ali Khamenei, ni l’Egypte du maréchal al-Sissi, ni les Etats-Unis de Trump,  tenu par l’élite journalistique pour un patriarche bouffon.

D’autres menaces sont mentionnées par les essayistes: la corruption, le terrorisme, la toute-puissance des GAFA, l’érosion des classes moyennes, les fake news, les crises financières, le réchauffement climatique…

Bref, les commentateurs, de gauche ou de droite, n’y croient plus et s’en prennent même au principe majoritaire. Bernard-Henri Lévy nous dit: « La majorité n’est pas un argument pour quelqu’un qui croit à la démocratie et au droit. La génération de nos pères pouvait être majoritairement gagnée aux idées antidémocratiques (Vichy et Pétain, réd). Mais une minorité ne s’y résignait pas et c’est elle qui avait raison. » Dans Valeurs actuelles, Yves Roucaute écrit: « Voix du peuple, voix de Dieu ? Il y avait plus de sagesse dans les réseaux catholiques allemands de la Rose blanche ou protestants de Dietrich Bonhoeffer que chez ceux qui suivirent Hitler sous prétexte d’un vote majoritaire allemand. Une majorité ne dit pas la moralité et un vote humain ne peut pas abolir un droit naturel universel. »

D’accord, mais alors il ne reste de la démocratie que l’égalitarisme.

Le philosophe maoïste (ça existe) Alain Badiou proclame: « Le concept de majorité numérique n’a aucun sens politique. Il relève de la nullité des sondages […] Le pouvoir du peuple ? Mais qu’est-ce qu’il “ décide ”, le peuple ? Encore faut-il que ce pouvoir ne soit pas matériellement confisqué par une oligarchie, comme c’est le cas dans le capitalisme. Le b.a-ba de la démocratie, c’est de ne pas tolérer les oligarchies financières et médiatiques, et les distorsions fatales que les inégalités fondées sur la propriété imposent à toute idée réelle de la liberté. »

Autrement dit, le peuple, s’il n’a pas été préalablement débarrassé des inégalités par «l’avant-garde prolétarienne», ne vote jamais «juste», c’est à désespérer.

Tocqueville, monarchiste de cœur et démocrate de raison, consacrait en 1835 un chapitre de la Démocratie en Amérique I à la tyrannie de la majorité (pp. 375-379 de l’édition Folio): « Lorsque un homme ou un parti souffre d’une injustice aux Etats-Unis, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? A l’opinion publique ? c’est elle qui forme la majorité ; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d’instrument passif ; à la force publique ? elle n’est autre chose que la majorité sous les armes ; au jury ? le jury, c’est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges eux-mêmes, dans certains Etats, sont élus par la majorité. »

Le triomphe de l’égalité nous préoccupe plus que l’insuffisance du principe majoritaire. L’alliance des minorités vindicatives (la «convergence des luttes»), disposée à faire payer au «mâle blanc» les injustices subies, pourrait dévaster l’Occident.

Quant à la tyrannie de la majorité, elle n’est pas, sous nos climats du moins, si dangereuse. La démocratie majoritaire peut avoir un sens dans de petits pays et de petites sociétés où les gens se connaissent plus ou moins.

Cela dit, nous préférons un autre type de commandement. Toute communauté, même l’entreprise post-moderne où le patron affirme «ici il n’y pas de leader», dispose d’un chef, campé sur le devant de la scène ou agissant en coulisses. Celui-ci apprécie la situation, entend l’avis de ses subordonnés, décide, ordonne et contrôle l’exécution de ses ordres… le propre d’un ordre étant de ne pas être exécuté, comme le savent les chefs expérimentés.

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