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«C’est le fric!»

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2105 14 septembre 2018

A ce qu’on voit et entend, les conditions de travail se durcissent du haut en bas de l’échelle. On fixe aux cadres des objectifs inatteignables pour les maintenir sous pression. Cette pression se répercute sur les conditions de travail des employés et sur les délais fixés aux fournisseurs et aux sous-traitants. La direction elle-même est sous tension, car même si l’entreprise est florissante, les actionnaires sont aux aguets d’un investissement plus rentable et à plus court terme: il faut être encore meilleur et encore moins coûteux. C’est ainsi que, malgré ses bénéfices record, une fabrique suisse de chocolat délocalise et transfère huit cents emplois vaudois dans un pays de l’Est.

Les portables sont allumés en permanence, le message décisif pouvant tomber à toute heure du jour et de la nuit. En fin de semaine, les cadres prennent des piles de travail à la maison. On travaille en flux tendu. Si c’est possible, on le fait à temps partiel, en attendant la retraite salvatrice. Le nombre de contrats de travail à durée limitée augmente, celui des travailleurs «sur appel» aussi.

Au téléphone, les entreprises de services font courir leur correspondant – abonné, assuré, épargnant – de message enregistré en message enregistré, pour finir par l’informer que «tous nos collaborateurs sont en ligne» et qu’il faudra rappeler ultérieurement. «Tous nos collaborateurs», c’est peut-être une seule personne qui jongle frénétiquement avec une dizaine d’appareils.

Des contrôleurs minutent la tournée du facteur et le temps que l’infirmière des soins à domicile consacre à chacun de ses malades: on peut certainement aller plus vite.

Quand on demande la cause de cette dégradation des choses, la réponse tombe, automatique, immédiate et morale: «C’est le fric!»

Soit, mais la rapacité, l’avarice, l’usure, la corruption ne sont pas d’aujourd’hui. L’argent a toujours été le souci constant de la plupart des habitants de la planète. Les philosophes et les théologiens s’en inquiètent depuis qu’ils existent. Aristote blâme le spéculateur, c’est-à-dire celui qui demande à l’argent de «faire des petits». Saint Paul proclame que «l’amour de l’argent est la racine de tous les maux». L’Église médiévale condamne le prêt à intérêt, le Coran aussi, d’ailleurs. Marx et Keynes dénoncent l’argent qui prend le pas sur les choses et les êtres.

Sur ce point, il semble que nous ne soyons pas pires que nos aïeux. C’est ailleurs qu’il faut chercher l’explication de ce composé de dureté, d’indifférence et de fuite en avant qui défait les relations humaines actuelles, en particulier dans le monde du travail.

Il nous semble que c’est moins la soif de l’or que la croyance dans la toute-puissance de la technique qui nous fait courir aujourd’hui et dicte le style de nos relations.

La mécanique a remplacé nos muscles, et l’ordinateur notre cerveau: l’homme se débarrasse des entraves matérielles qui freinent ses activités et limitent le déploiement de sa volonté. Il ne voit pas que ce monde matériel, soumis au temps et à l’espace, lui fournit aussi un cadre qui le lie à ses semblables, le contraint à plier sa volonté aux lois des êtres et des choses, à respecter leur rythme, à être attentif aux risques humains et matériels que fait courir une nouvelle méthode, une nouvelle machine, un nouveau médicament.

Ces exigences extérieures maintiennent l’homme dans la réalité du monde et le soutiennent dans la sienne propre. En disparaissant, elles le réduisent à n’être qu’un point sans épaisseur, siège d’une volonté abstraite et d’une intelligence désincarnée, proche de l’«intelligence artificielle» des ordinateurs.

Et comme les ordinateurs sont plus puissants, plus rapides et plus «intelligents», ils se substituent progressivement à l’homme. Intermédiaire entre le singe et la machine, celui-ci est la pièce faible du dispositif. Il est trop émotionnel, trop imprécis, trop personnel. Il dort, prend des congés et des vacances, revendique, cependant que la machine travaille jour et nuit, mieux que lui et sans jamais récriminer.

Le plus significatif, c’est que lui-même juge les machines meilleures que lui. Il s’efforce donc d’agir comme il pense que la machine agirait. Ce qu’il décide ne découle plus d’une appréciation personnelle, mais d’un éventail de chiffres statistiques. Cela lui permet, si le résultat est mauvais, d’être couvert par rapport à ses supérieurs.

Dans la mesure où l’homme est convaincu que son avenir est de ressembler à une machine et de se soumettre à celles qui l’entourent, il n’y a pas de raison pour que ses chefs se conduisent mieux avec lui qu’avec elles.

C’est dans cet esprit que l’évolution de l’école, par exemple, marginalise peu à peu l’enseignant et le réduit au rôle d’animateur de méthodes scientifiquement élaborées. C’est dans cet esprit aussi que la FIFA a incorporé le recours arbitral à la vidéo, dont les mille yeux et la mémoire totale sont censément plus fiables qu’un œil d’arbitre. On remarquera que, dans ces deux exemples, le fric joue un rôle marginal. L’important, c’est la place que l’homme y prend, ou plutôt y perd.

Aujourd’hui, le fric a perdu toute réalité matérielle pour devenir une abstraction numérique. Les banques centrales en fabriquent des quantités illimitées sans que cela corresponde à la moindre production de richesses agricoles ou industrielles. Ce fric exponentiel et vide engendre des désirs insensés et des ambitions infinies.

Mais il n’est pas la cause principale de la dégradation des relations du travail. Il n’en est que l’expression terrifiante. La  cause est idéologique d’abord.

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