Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Du Global au Terrestre

Jacques Perrin
La Nation n° 2105 14 septembre 2018

Dans La Nation du 31 août, Valentine Perrot a présenté Bruno Latour. Nous avons lu le dernier livre de celui-ci intitulé Où atterrir ? Comment s’orienter en politique (2017). Ce philosophe influent est préoccupé par le climat et le rapport des humains à leurs conditions de survie. Selon lui, nous sommes soumis à un Nouveau Régime Climatique, la Terre s’étant mise à résister aux mauvais traitements que l’homme lui fait subir. Latour cherche à s’orienter politiquement dans cette situation nouvelle. A cet effet, il approfondit quatre concepts: le Global, le Local, le Hors-sol et le Terrestre; il les appelle aussi des «attracteurs».

Jusqu’à présent, c’est le Global qui a attiré les hommes. La Modernité entendait créer une civilisation commune sur la Terre entière, promettant l’abondance, le progrès technique et le respect des droits de l’homme. Ce projet, porté par une conception galiléenne de la nature (la Terre est un corps en mouvement parmi d’autres dans un univers infini, qu’on peut maîtriser et utiliser comme ressource), s’effondre. Pour garantir le bien-être de chacun, une planète ne suffit pas, il en faudrait plusieurs. Le réchauffement climatique exprime la révolte de la Terre: «La planète n’est plus compatible avec les espoirs de développement […] Le sol cède sous les pieds de tout le monde.» Les migrants extérieurs côtoient des migrants intérieurs «que leur pays a quittés». Le président américain Donald Trump, en se retirant en 2017 de l’accord sur le climat, illustre la manière dont certains modernes envisagent le changement climatique. Les «minuscules élites» qui, selon Latour, ont mis Trump au pouvoir perçoivent le danger, mais le nient. Le climato-scepticisme leur permet de gagner du temps afin qu’ils se réservent les canots de sauvetage. L’Angleterre du Brexit et les États-Unis, naguère organisateurs de la mondialisation en train d’échouer, ont décidé de s’en sortir seuls.

Les «minuscules élites» anglo-saxonnes sont attirées par le «Hors-sol». Elles veulent s’emmurer dans des territoires sécurisés, ou bien fuir sur Mars, ou gagner l’immortalité promise par le transhumanisme. Quant au reste de la planète, il périra dans une guerre mondiale ou à cause d’un réchauffement de 3,5 degrés.

Au Global et au Hors-sol s’oppose le Local, autrement dit les États-nations pourvus de frontières, où se réfugier après l’échec de la globalisation. Comme la mondialisation a tout dévasté, le Local lui-même s’est désagrégé. Le monde d’avant n’existe plus, la fuite vers un passé rassurant est impossible, les réactionnaires et les populistes s’illusionnent. Quand Trump prétend ramener les Blancs dans l’Amérique des années soixante, c’est une mise en scène à des fins électorales. La vogue des faits alternatifs et des fake news accompagne l’ascension de Trump. Selon Latour, des «faits robustes» et des vérités existent, mais il n’y a plus de culture commune ni de médias fiables capables de les rendre visibles.

Le Global brille encore, le Local rassure, mais ils n’existent plus. Il faut trouver un nouvel «attracteur». Latour l’appelle le «Terrestre».

Le Terrestre implique que l’on cesse de considérer la nature du seul point de vue de la physique galiléenne. La révolte des Terriens humains et non humains qui rendent coup pour coup exige qu’on «redécrive» les conflits en s’appuyant sur d’autre sciences, celles qui s’intéressent à une «zone critique minuscule de quelques kilomètres d’épaisseur entre l’atmosphère et les roches mères». Le Terrestre connaît d’autres mouvements que la chute des corps: genèse, métamorphoses, croissance, corruption. L’adepte du Terrestre n’est pas un écologiste partisan. L’écologie a eu son utilité, mais elle a échoué politiquement. Aussi le Terrestre doit-il trouver des alliés parmi les progressistes et les populistes. Latour n’a rien contre l’enracinement: C’est le déracinement qui est illégitime […] il est juste, il est indispensable de vouloir conserver l’appartenance à un lieu, un sol, une communauté […] oui, les « réacs » se trompent sur les « progressistes », mais les « progressistes » se trompent aussi sûrement sur ce qui tient les « réacs » attachés à leurs us et coutumes. Latour ne croit pas qu’il existe un «point de vue mondial»; le Terrestre est mondial seulement en ceci qu’il ne cadre avec aucune frontière instituée. Ce n’est plus l’homme qui est au centre, c’est le bâtiment que les humains doivent partager avec les non-humains. Tous résistent au Global, les autochtones comme les migrants, les abeilles comme les arbres, les glaciers comme les océans, les métaux rares comme les bactéries du sol. Tous les points de vue comptent. Les non-humains disposent aussi d’une puissance d’agir.

A la fin de son livre, Latour parle politique. La politique n’est plus l’apanage des États-nations. Faire entrer dans des frontières les territoires en lutte composant le Terrestre n’a pas de sens. S’extraire de ces territoires «pour passer à un niveau global et saisir la Terre comme un tout» n’en a pas non plus. La puissance du Terrestre «agit partout à la fois, mais n’a pas d’unité. Politique oui, étatique non. Elle est, à la lettre, atmosphérique».

Sur ce point, nous avons de la peine à suivre Latour. Sa conception nouvelle de la politique, que nous saisissons mal, se détache des patries que l’histoire a constituées. Les humains doivent déterminer des «terrains de vie», des «zones à défendre» (ZAD). Latour est manifestement séduit par les «zadistes» et les migrants, «experts en survie». Il faut «créer de toutes pièces des lieux où différents types de migrants vont venir habiter». L’appartenance n’a rien à voir avec l’homogénéité ethnique ou la nostalgie.

Bourguignon et Français, Latour préfère l’Europe dont il fait l’éloge, tout en soulignant la responsabilité de celle-ci dans les ravages de la mondialisation. La construction européenne lui semble un «bricolage ingénieux» ayant la complexité d’un écosystème qui sait faire «se chevaucher» les intérêts nationaux. C’est en Europe que Latour souhaite atterrir. La chance de l’Europe est de ne plus être qu’une petite province; à elle de déglobaliser. Elle a fait deux tentatives de suicide (1914-1918 et 1939-1945); elle s’est placée sous le parapluie nucléaire des Américains qui vont l’abandonner. Ayant éliminé des peuples entiers après les Grandes Découvertes et remplacé diverses formes de vie par les siennes, elle doit se racheter: Tous les peuples reviennent sur elle, c’est sa faute. Elle a voulu être le monde; elle est aujourd’hui destinée à encaisser la réaction du système Terre et l’accueil des réfugiés.

L’Europe demandera aux groupes divers qui la composent de rédiger «des cahiers de doléances» pour répondre aux questions suivantes: à quel territoire êtes-vous attachés? Comment celui-ci assure-t-il votre subsistance, votre survie? De qui dépendez-vous? Qui dépend de vous? Quels sont vos alliés? Qui sont vos ennemis?

Ces questions sont loin d’êtres idiotes. Nous ne pouvons nous prononcer sur le réchauffement climatique, mais les ressources nécessaires pour élever tous les peuples au niveau de vie occidental ne suffiront pas, les déchets s’accumulent, le trafic routier et aérien augmente sans cesse, le tourisme et le consumérisme de masse enlaidissent tout, l’Occident n’est plus le seul maître à bord. Les réponses abruptes de Latour nous laissent cependant pantois, son ambition est démesurée, avec une nuance complotiste qu’il admet (p. 34 et note 19). Nous ne comprenons pas sa haine des frontières alors qu’il admet le besoin de protection et d’enracinement. Il est vrai que les frontières ne coïncident pas souvent avec ce qui permet à un pays de survivre. C’est justement la tâche de la diplomatie d’un État de gérer cette non-coïncidence. Les responsables des «terrains de vie» difficiles à nommer et à définir le pourront-ils? Pourquoi ne pas partir de ce qui existe?

Quant aux migrants, ils viennent en Europe pour bénéficier du Global, non pour organiser le Terrestre. Est-il possible que les Européens, anesthésiés par la culpabilité, leur donnent des leçons?

Il semble qu’au lieu de nous orienter en politique, Latour nous égare, mais l’incertitude, selon lui, a du bon…

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: