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Julia fait le ménage

Jacques Perrin
La Nation n° 2108 26 octobre 2018

Julia de Funès, petite fille de Louis, est philosophe. Après Socrate au pays des process en 2017, elle vient de publier avec Nicolas Bouzou, directeur d’un cabinet de conseils, la Comédie (in)humaine (éd. De l’Observatoire).

«Manager» et «ménage» ont la même étymologie. Julia de Funès et son compère «font le ménage» dans les méthodes de direction. Les deux auteurs affirment: Nous sommes libéraux et nous aimons la libre entreprise. Leur projet consistant à remettre les idées managériales à l’endroit et un peu de bon sens dans le monde parfois délirant du coaching emporte souvent l’adhésion du lecteur dès que celui-ci a digéré le franglais des premières pages du livre: générer, flexibilité, impacter, faire sens, process, burn-out, bore-out et les hyperboles inutiles: l’entreprise, principal agent du progrès des démocraties libérales… le leader doit porter un projet de transformation du monde… chef d’entreprise, l’un des métiers les plus durs au monde…

Au bout du compte le lecteur se dit que de Funès et Bouzou figurent un nouveau type de réactionnaires opposés à l’égalitarisme et à l’indifférenciation, capables de rédiger de belles pages sur la confiance, l’autorité et le travail bien fait.

L’idée principale des auteurs est de s’opposer à l’idéologie du bonheur obligatoire censée contrebalancer dans l’entreprise les effets néfastes des contrôles incessants et des réunions interminables, pour revenir à un style de commandement accordant plus d’autonomie.

Il est connu qu’un certain nombre de cadres et d’employés souffrent d’épuisement, de dépression ou d’ennui au travail. Ces maux touchent le plus souvent de grandes entreprises internationales, mais aussi des services publics comme la poste, l’hôpital ou l’école. De Funès et Bouzou ne croient pas qu’il faille incriminer des causes trop générales comme la mondialisation, la concurrence ou le capitalisme. Les raisons du mal résident dans des erreurs de commandement. Les managers disposent de beaucoup de pouvoir, notamment de contrôle, mais manquent de charisme. Ils préfèrent la gestion à l’exercice de l’autorité.

L’entreprise est une organisation verticale produisant des biens ou des services utiles aux clients. Son chef explique son projet aux subordonnés, leur distribue des missions et leur laisse toute l’autonomie nécessaire à l’accomplissement de celles-ci.

Dans les entreprises qui ne tournent pas rond, le projet d’entreprise est flou. Les managers, qui n’ont que les mots innovation et créativité à la bouche, ont peur. Les motifs d’innover sont souvent attristants: on n’a pas le choix, on doit survivre. Quand on leur suggère de faire preuve d’autorité, c’est-à-dire de mettre en valeur leurs collaborateurs, de les augmenter (mais au sens étymologique du mot autorité…) afin de faire surgir en eux des compétences utiles à l’entreprise, ils se récrient et évitent les mesures innovantes dont ils se font habituellement les hérauts: Le changement ne sera pas compris, la presse nous tombera dessus, cela pourrait effrayer les salariés, il faut en parler à nos actionnaires…

Les managers insuffisants se méfient de leurs employés. Ils les soumettent à des contrôles incessants, à une bureaucratie compliquée, les enfermant dans des process, c’est-à-dire des séries contrôlées d’opérations aux étapes obligatoires, dont on ne peut s’écarter. Les employés sont transformés en robots bas de gamme, alors qu’ils ne disposent pas des qualités robotiques comme la régularité et l’absence de fatigue, et que la direction ignore leurs compétences proprement humaines. Pourtant elle assure vouloir mettre l’humain au centre. Les chefs confondent la prudence et les précautions agaçantes. L’obsession des process et du contrôle tient à la volonté qu’ont certains cadres de se couvrir en cas de dysfonctionnement. Elle conduit à révérer la transparence et les open spaces. Les employés sont équipés de badges électroniques qui permettent leur traçabilité intégrale. Ils sont interchangeables et ne valent pas plus que des machines. On parle trop de fonctions dans l’entreprise, pas assez de métiers. L’égalitarisme fait des ravages. Les patrons démagogues (il n’y pas de chef ici) se mettent au niveau des employés, chacun peut dire son mot dans des brainstormings et des tours de table, mais ces mots n’ont pas d’importance.

Il n’est pas étonnant dans ce contexte que certains employés soient atteints de troubles psychosomatiques. Le problème est que les remèdes prescrits aggravent parfois le mal. Des coachs envahissent l’entreprise. Ils prétendent enseigner l’autorité. Or les styles de commandement sont variés et n’obéissent en tout cas pas aux injonctions paradoxales du style: Vous serez un bon chef si vous faites exactement ce que moi, le coach, je vous dis de faire ! Les auteurs énumèrent les expériences de coaching ratées – c’est le côté comique du livre: les mesures infantilisantes prises par les chief happiness officers, persuadés que les employés heureux seront plus productifs; la gamification qui consiste à créer un environnement ludique pour extraire les employés de leurs soucis; la volonté d’absorber la vie privée du collaborateur qu’on materne en lui offrant fitness, garderie, diététiciens, salles de sieste…

Or, malgré le saut à l’élastique, les raids en quad ou la simulation de prise d’otage, les cas d’épuisement professionnel ne diminuent pas.

Le bonheur en entreprise n’est pas la condition, mais la conséquence du travail bien fait. Les bons managers font le pari de la confiance. C’est elle qui façonne l’esprit d’équipe (et non le team building), qui engendre la fidélité et la loyauté des subordonnés. La confiance n’est pas toujours payée de retour. Les paresseux et fâcheux existent. Il faut avoir le courage de se séparer d’eux.

La confiance et l’autonomie sont favorisées par des mesures préalables, entre autres: encourager le télétravail partiel, supprimer les chartes éthiques d’entreprise, les pointeuses et les tours de table, diminuer de 50% le nombre des réunions, évacuer les présentations Powerpoint, éviter les silos d’informations, c’est-à-dire les groupes dans l’entreprise qui ne communiquent pas du tout ou pas efficacement avec les autres, parler aux gens directement et ne pas les ensevelir sous les courriels, apprendre aux employés à écrire correctement et… à bannir le franglais.

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