Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

L’art de la farce

Lars Klawonn
La Nation n° 2109 9 novembre 2018

L’Auberge volante fascine par sa singularité et son inventivité. C’est un roman truculent et visionnaire, un véritable ovni dans le ciel de la littérature. D’inspiration médiévale, G.K. Chesterton mélange aisément le roman d’aventure avec la satire, la farce et le fantastique, tout en empruntant à la réalité politique de son pays.

Le roman nous raconte les aventures d’une joyeuse bande de gentilshommes et d’hommes d’honneur anglais qui font la résistance contre l’interdiction des boissons alcooliques et la fermeture des pubs. Derrière le trait d’humour très marqué, Chesterton, tout en s’interrogeant sur l’islam, fait le diagnostic de tous les maux de l’Occident. Truffée de mille détails et de digressions, l’histoire est plutôt tordue. Elle est même souvent invraisemblable et fantasque, mais le lecteur est invité à suivre les méandres de la pensée géniale de cet homme doté d’une imagination aussi féconde que féroce.

Le capitaine Patrick Dalroy et Humphrey Pump, l’aubergiste du Vieux Navire, aiment plaisanter, chanter et boire. Ces héros sont des conteurs et de bons vivants, ce sont des hommes de cœur et de principes. L’islamophile Lord Ivywood leur mène la vie dure. Parlementaire, proche du monde de la haute finance, il est chargé de faire respecter l’interdiction de la vente de toute boisson alcoolique dans les tavernes.

La loi dit que les enseignes des tavernes doivent être supprimées et que là où elles seraient maintenues serait maintenu aussi le droit de vendre des boissons alcooliques. C’est cet aspect de la loi que le capitaine et l’aubergiste exploitent en s’enfuyant sous le nez et à la barbe d’Ivywood, de son secrétaire et de l’agent de police venus pour fermer définitivement le Vieux Navire. Ils emportent avec eux un barillet de rhum, une meule de fromage, le piquet de l’enseigne en bois de la taverne, et un fusil. Le rhum est servi partout où ils plantent l’enseigne à quiconque se présente et veut boire, d’où le titre du roman. Commence alors un interminable périple plein de rebondissements, de calembours, de chants, de camaraderies, de boutades, de situations grotesques et hilarantes, une échappée chevaleresque et héroïque à laquelle se joint un âne et Quoodle, le chien bâtard d’Ivywood qui change de camp. Il ne sera pas le seul à le faire. 

Durant ce temps, Ivywood, qui ne parvient pas à mettre la main sur les fugitifs, continue ses œuvres islamophiles afin de changer les mœurs de ses compatriotes en organisant des conférences auxquelles assiste toute la bonne société de Londres pour «mieux faire comprendre l’islam». C’est dans ce but qu’il invite le conférencier Mysisra Ammon, «l’éminent mystique turc» qu’on appelle aussi le «Prophète de la Lune», personnage on ne peut plus grotesque, aux théories totalement délirantes, comme celle de penser que la civilisation anglaise a été fondée par les Turcs.

Lors d’une de ces conférences est développée l’idée que «l’interdit juif ou musulman sur le porc se trouvait à l’origine du végétarisme», et que c’est ainsi qu’on a fondé «la doctrine végétarienne» considérée comme une avance sur le christianisme carnivore et désespérément ancré dans un cannibalisme primitif. L’aberration argumentative se passe de commentaire. Le rire saisit le lecteur face à ces discours en torsions absurdes. En même temps, lorsqu’on lit ce long passage sur le végétarisme dans un roman qui a paru en 1919, mais qui fut écrit en 1914, on est immanquablement frappé par l’actualité du sujet à plus de cent ans de distance. Les écolo-puritains, végétariens et véganes de surcroît pour beaucoup d’entre eux, n’arrêtent pas de s’acharner pour nous faire passer le goût de la viande. Au nom de la santé de l’homme et surtout de l’animal, que l’on cherche à libérer de «l’horreur des abattoirs», ils rêvent d’un monde où la consommation de la viande sera prohibée tout comme l’alcool, les voitures, les sucreries, le pain blanc et les mets trop salés, un monde où nous ne mangerons plus que des légumes, des graines, du tofu et des insectes. Petit détail très piquant qui démasque l’hypocrisie des élites: avec son habituelle ironie savoureuse, Chesterton ne manque pas de montrer que, lors de ses conférences, le grand nihiliste purificateur Ivywood sert la viande et le vin à ses invités. Une de ses conférence se terminera par un grand tumulte suite à l’irruption de la joyeuse bande, les fugitifs buveurs et chanteurs qui ont entamé la croisade pour sauver l’âme de l’Angleterre.

L’Auberge volante pulvérise les mythes modernes: le relativisme, le progrès, la philanthropie, l’esprit diététique; il démasque la corruption du système capitaliste, les pots-de-vin, les marchés illégaux et la mise-à-sac du peuple, c’est-à-dire de l’homme ordinaire. Tout cela est d’une actualité harassante. Chesterton donne lui-même la clé de l’humour, qui est un puissant antidote contre le fanatisme et l’imposture, lorsqu’il écrit: «La découverte de la réalité du mal et le combat contre lui sont à l’origine de toute gaieté, et même de toute farce.»

On ne mesure qu’à peine la portée visionnaire de l’œuvre de l’écrvain anglais. Il est à espérer que sa pensée lumineuse et son bon sens guident les résistants contre la liquidation de l’Europe.

Référence:

L’Auberge volante de G.K. Chesterton, traduction et préface de Pierre Boutang, L’Age d’Homme.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: