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Les marques du pouvoir en Russie

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2109 9 novembre 2018

A Saint-Pétersbourg, sur la place des Décembristes, s’élève une immense statue équestre de Pierre le Grand. Pouchkine a donné vie à ce monument  dans un long poème narratif: Le Cavalier de bronze. On y voit un jeune homme à moitié fou, poursuivi par ce monstrueux cavalier qu’il vient d’invectiver et qu’il croit vivant. A la fin, on retrouve le cadavre du malheureux dans un marais. Le peintre Alexandre Benois en a fait une illustration saisissante en camaïeu bleuté: une place vide, démesurée, la silhouette menaçante du cavalier, grossie par l’ombre portée d’une lune romantique à demi masquée par les nuages. Et la fuite éperdue de l’homme minuscule, échevelé, terrorisé.

Dans les grandes villes russes, les places ne sont pas conçues pour les individus: les espaces nus sont dimensionnés pour les défilés, les parades, non pour les rendez-vous amoureux ou les pique-niques des étudiants. Des statues gigantesques de Lénine impérieux, de prolétaires déterminés, de soldats menaçants, de komsomols enthousiastes, rappellent que l’individu n’est rien, que son rôle est au service d’une cause qui le dépasse. Seuls les oiseaux et les enfants sont indifférents à ces accablantes présences d’airain: ceux-là fientent sur ces commodes perchoirs, tandis que ceux-ci essaient de se jucher sur le bout des chaussures.

La musique de Chostakovitch est peut-être le témoignage le plus intense, par sa sincérité désespérée, de l’écrasement de l’homme par la dictature. Sa 10e symphonie de 1953 (année de la mort de Staline) déroule ses quatre mouvements dans une atmosphère tendue, chargée d’angoisses larvées, avec de soudaines déflagrations orchestrales qui mettent l’ouïe à rude épreuve. A partir de la moitié de l’œuvre, le compositeur cite avec une obstination éloquente le motif de quatre notes qui est sa signature musicale: ré-mi bémol-ut-si (D-ES-C-H, ses initiales dans la translittération de son nom en allemand, Dmitri SCHostakowitsch). Cela signifie, tantôt sur le mode d’une valse ironique, tantôt sous la forme d’un cri de détresse: «Je suis là! Je suis là! J’existe!»

Après la fin du communisme, plusieurs villes ont choisi de restituer leur nom d’avant la Révolution. Vu de loin, on aurait pu croire à une volonté généralisée d’effacer les signes du régime déchu. Il n’en est rien. Outre le maintien des statues – dont certaines ne sont pas dépourvues de valeur artistique –, les rues ont le plus souvent conservé leur ancienne appellation. Les personnalités politiques ou militaires célébrées sont Lénine, Marx, Liebknecht, Sverdlov, Kirov, Frounzé, Kalinine et, le plus ahurissant, Dzerjinski, dit Félix de fer, fondateur de la Tchéka, le Fouquier-Tinville de Lénine. Gagarine demeure une valeur sûre et révérée (une reproduction de sa montre – la première dans l’espace! – est actuellement disponible sur le marché). Les artistes ne sont guère représentés, fors les écrivains. L’observateur occidental s’étonne de ne pas rencontrer Dostoïevski et Tolstoï, géants universels. En revanche, toutes les villes ont une rue Pouchkine, parfois Lermontov, Gogol, Nékrasov, Krylov, Tourguéniev…

On reste surpris de la présence et l’imprégnation profonde de l’esthétique et de la morale communiste en cohabitation avec un monde qui a rompu avec cette idéologie. Ainsi il est possible de trouver une boutique Benetton à l’intersection de la Partisanskaïa oulitsa et de l’Oktyabrskaïa. Je songe aussi à cet écolier de Khabarovsk, si semblable aux nôtres, assis sur un banc public en bordure de la place Lénine, plongé dans la lecture des messages de son portable, et parfaitement indifférent à l’énorme panneau lumineux voisin qui célébre le centième anniversaire de la création du Komsomol. Je me rappelle aussi ces adolescents d’Oulan-Oudé, exécutant de gracieuses figures en skate sous le regard sévère d’une grotesque tête de Lénine en bronze de 42 tonnes.

Curieusement, l’époque soviétique alimente des nostalgies, par exemple celle de tel vieux chauffeur de taxi laissé pour compte par le monde moderne; ou cette jeune femme de trente ans, occidentalisée dans ses manières et ses goûts qui juge, à l’instar de nos écervelés, que le-communisme-était-une-bonne-idée-mais-mal-appliquée. Un restaurant branché d’Irkoutsk restitue l’ambiance d’autrefois, comme un bon vieux temps, mais sert des plats délicats et des vins exquis de Crimée à la bonne bourgeoisie du lieu. J’invite les amateurs de cette nostalgie revisitée à aller écouter sur YouTube le groupe SILENZIUM de Novosibirsk dans la réinterprétation de la «chanson de l’année 1978» ??????, ???????? ? ?????! Amour, Komsomol et Printemps!

N’oublions pas que le communisme n’a pas été vaincu par une guerre, mais qui’il a implosé, plutôt bien considéré sur le plan international dans sa dernière phase gorbatchévienne. Par ailleurs, le bolchevisme, dans sa pire version stalinienne, reste vainqueur de ladite «Grande Guerre patriotique» datée 1941-1945, et qui fait silence sur le dépeçage de la Pologne en conformité avec les accords germano-soviétiques de l’été 1939. Les monuments aux morts, des plus modestes aux plus spectaculaires, sont pieusement entretenus. Ils intègrent les soldats tombés dans les conflits ultérieurs, jusqu’à la guerre d’Afghanistan (1979-1989).

Que fait le nouveau régime? Il redonne une place à des personnalités d’avant la Révolution, tel Nikolaï Mouraviov-Amourski, diplomate et chef de guerre, à qui les Russes doivent l’expansion ultime en Extrême-Orient. Koltchak, chef des armées blanches pendant la guerre civile, a sa statue à Irkoutsk. Une super production à gros budget de 2008, L’Amiral, digne du Docteur Jivago ou de Guerre et Paix, l’a rendu populaire. Soljénitsyne a sa statue dans le port historique de Vladivostok, mais elle est de taille humaine, sur un socle de trente centimètres. Le temps n’est plus aux grandes célébrations tapageuses.

L’aspect le plus visible du régime actuel est la restauration et la construction des églises. Celles qui ont échappé à la fureur destructrice des bolcheviks avaient été soit abandonnées, soit transformées en dispensaires, en granges, en boulangeries industrielles, en salles de sport, etc., ce qui a eu au moins pour mérite de sauver les bâtiments. Aujourd’hui, ils ont été restitués à l’Eglise orthodoxe. Durant les trois dernières décennies, de vastes chantiers de reconstruction d’églises, de cathédrales, de monastères manifestent la réappropriation par les Russes de leur foi ancestrale.

La maison Ipatiev à Iékaterinbourg, lieu de l’assassinat de la famille impériale par les bolcheviks, a été détruite en 1977 sur ordre du politburo de Moscou. Boris Eltsine, premier secrétaire de la ville (alors Sverdlovsk, du nom du responsable du massacre!), a été chargé de la démolition. A cet emplacement, à partir de 2000, on a commencé la construction d’une cathédrale, la Cathédrale Sur-le-Sang-Versé, à la mémoire des Romanov. La cérémonie de consécration en 2003 a été faite en présence du président Poutine. A cette occasion, la Sverdlovskaïa oulitsa a été rebaptisée Tsarskaïa. Toujours soucieux de manifester la continuité des régimes successifs en Russie, on retrouve Vladimir Poutine aux côtés de Dmitri Medvedev et Naïna Eltsina, veuve de Boris, à l’inauguration en 2015 du musée Eltsine.

Tout cela ne fait pas de Poutine un anticommuniste. On doit rappeler qu’il fut au début de sa carrière officier du KGB. Un des endroits de la plus sinistre mémoire à Moscou est la Loubianka, siège du KGB, lieu de tortures et d’exécutions pendant des décennies. Un des événements symboliques majeurs de la fin du communisme a été le déboulonnage dans la joie et la bonne humeur des Moscovites, avec Rostropovitch au violoncelle, de la statue de Dzerjinski qui faisait face au bâtiment. Or en septembre 2014, Poutine signait un décret redonnant le nom de Dzerjinski à une unité d’élite de la police. La cohabitation de tant d’éléments contradictoires de l’histoire russe est une des singularités les plus remarquables pour le voyageur occidental.

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