Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

La France ingouvernable

Jean-François Cavin
La Nation n° 2111 7 décembre 2018

La révolte des «gilets jaunes» est riche d’enseignements. Essayons ici d’en tirer quelques-uns, du point de vue de Sirius qui peut paraître un peu désinvolte face à la crise où la France s’enfonce; mais, indépendamment de son issue qu’on espère aussi pacifique et constructive que possible1, il n’est pas interdit de réfléchir à ce propos à divers problèmes mis en lumière par ces troubles.

Une première constatation semble s’imposer: les gouvernements ne doivent pas demander l’impossible. En forçant la marche vers la «transition écologique» au chapitre de l’automobile, le président choque toute une partie de la population qui ne peut simplement pas suivre le mouvement; elle utilise des tacots polluants, certes, mais n’a guère le choix dans un vaste pays où il est illusoire de compter, hors des villes, sur les transports publics pour aller au travail; et elle n’a pas les moyens de s’offrir – malgré les primes à la casse – des véhicules neufs. Le témoignage télévisé de nombreux ménages décrivant leurs fins de mois plus que difficiles est éloquent, parfois même émouvant. Il faut être singulièrement déconnecté de la réalité sociale pour négliger la misère de la France d’en-bas. Le pouvoir ne saurait impunément engager des réformes qui se heurtent aux pesanteurs du réel. Dans l’affaire de l’immigration en Allemagne, l’angélisme d’Angela a fait buter la chancelière. M. Macron, à son tour, en fait maintenant la cuisante expérience.

Une seconde leçon tirée du déroulement des événements est que les manifestations qui se veulent pacifiques risquent fort de dégénérer. Les braves et pauvres gens pris à la gorge par l’augmentation programmée de leur facture de carburant ne voulaient sans doute pas s’en prendre à l’Arc de Triomphe, saccager les Champs-Elysées, incendier des voitures un peu partout. Mais ils offrent aux casseurs professionnels (de simples brutes qui se défoulent? des brigands camouflés? des émeutiers téléguidés?) une occasion rêvée de faire leurs ravages. La manifestation – qui dérange les citoyens tranquilles et débouche trop souvent sur la casse – ne doit pas être considérée comme un droit de l’homme et cette turbulence doit être à tout le moins étroitement encadrée.

Venons-en au principal, la forme du pouvoir. Interviewé par Alain Rebetez pour 24 heures, le politologue français Jérôme Jaffré, outre plusieurs observation fines sur le cours de la crise, s’interroge sur les institutions: Le slogan « Macron démission » montre la brutalité de la Ve République. C’est un système qui ne permet pas les compromis, qui écarte les coalitions parlementaires et qui place le président dans un face-à-face intenable avec le peuple. Il n’y a pas d’équivalent en Europe. […] Qui reste-t-il pour canaliser le mécontentement et organiser les revendications ? N’oublions pas que nous sommes un pays inflammable, capable de se soulever. Et face à la révolte des gilets jaunes, je me demande si la Ve République est encore adaptée à notre temps.

Le mouvement des «gilets jaunes» (celui qui a eu l’idée de cet uniforme a contribué de manière décisive à la visibilité sympathique de l’opération), né spontanément, sans structure, sans chefs reconnus, sans porte-parole autorisé, n’est pas sans rappeler certains aspects de «La France en marche» du candidat Macron (à cela près qu’il y avait un chef…): apparition imprévue, rassemblement par contagion naturelle, développement en dehors des structures habituelles, image de sincérité désintéressée. Le parti présidentiel – il a bien fallu en constituer un pour conquérir l’Assemblée – reste assez inconsistant; les députés REM, interrogés ces jours à la télévision, offrent le spectacle assez lamentable de politiciens démunis, sans idées, bredouillant quelques phrases sans contenu. On a donc bien un face-à-face du président et du peuple, sans forces intermédiaires capables d’articuler la représentation populaire.

M. Jaffré exagère quand il dit que la Ve République ne permet pas les compromis et ignore les coalitions parlementaires; il y a eu des coalitions des divers partis de la gauche ou de la droite, et surtout plusieurs «cohabitations» où il bien fallu trouver un chemin entre les objectifs présidentiels et les tendances du Parlement. Et n’oublions pas que le régime présidentiel a tiré la France du marécage de la IVe République, dont nul ne devrait souhaiter retrouver les jeux partisans grotesques, l’instabilité parlementaire et gouvernementale, l’absence de conduite qui condamnaient le pays à la stagnation et à l’impuissance. Il n’en reste pas moins que le régime actuel ne connaît pas un équilibre satisfaisant.

La France souffre depuis quatre siècles (un mal si ancien est difficile à éradiquer!) d’une concentration du pouvoir qui n’est balancé par aucun corps intermédiaire doué d’assez de force et de sens civique. Cela dure depuis Louis XIV, marqué dans sa prime enfance par la Fronde et déterminé à asservir la noblesse; le point culminant fut atteint par l’aberration jacobine de la Révolution qui éliminait – politiquement et physiquement – tout ce qui faisait obstacle au totalitarisme de la volonté nationale exprimée par le chef-tyran du moment; la dictature militaire éclairée de Napoléon n’a mis en place certaines institutions durables qu’en consolidant le régime; ni la Restauration, ni le Second Empire n’ont renversé la vapeur à cet égard; les Républiques partisanes, jusqu’à la IVe, ont flatté le goût des Français pour le verbe, qui exalte la pensée théorique, mais ne bâtit pas un pays; la Ve République, née dans la tempête, a permis le redressement, mais n’a pas donné vie à des corps réellement représentatifs des divers milieux de la nation. Quand la France appliquera-t-elle enfin l’admirable formule qui résume la forme idéale du pouvoir: «Le peuple en ses Etats, le prince en ses Conseils»?

Notes:

1  Ces lignes sont rédigées le 3 décembre.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: