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Occident express 22

David Laufer
La Nation n° 2114 18 janvier 2019

La causalité entre argent et bonheur préoccupe notre époque déraisonnablement. Il m’arrive souvent de me faire rétorquer, lorsque je me félicite de vivre en Serbie, que ça doit être facile dans ma situation de Suisse exilé. Or il y a dix-huit ans, lorsque j’ai découvert Belgrade, ma situation n’était de loin pas fastueuse. Et j’aimais déjà Belgrade, et de la même façon. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que je suis victime d’une illusion au sujet de cette ville et de ce pays. Avec les années, je m’en suis fait une idée personnelle qui, très certainement, est fort éloignée de la réalité. «Mon» Belgrade est unique, il est constitué de toutes les émotions et de tous les souvenirs que j’ai accumulés ici. J’y aime ce que d’autres y détestent, et inversement. Mais je soutiens que mon cas est général. Ceux qui m’accusent de vénalité sont victimes d’exactement les mêmes symptômes, et ce qu’ils m’assurent être «la réalité» n’est que la somme de leurs propres émotions et souvenirs. La différence, c’est que les leurs sont atrabilaires. Lorsque je vivais en Suisse, j’étais également victime d’illusions à propos de mon pays. L’ennui, c’est qu’elles se noyaient dans un brouet si amer et pessimiste que j’ai fini moi-même par le devenir. Je voyais autour de moi des gens qui me semblaient stupides et satisfaits. Comment, m’emportais-je, ne pouvaient-ils pas voir ce que je voyais, s’indigner de ce qui m’indignait? Il me suffit désormais de quelques minutes, voire de quelques secondes, pour identifier le Belgradois pessimiste ou optimiste, pour distinguer le cynique du débonnaire. J’ai ainsi remarqué que certaines mimiques et grimaces reviennent invariablement sur des visages très divers tout en exprimant les mêmes sentiments. En devenant peu à peu capable de déchiffrer ce langage muet – la tête qui penche légèrement, les yeux qui se plissent et la bouche qui esquisse un sourire désolé – je me suis évité bien des déboires. Et j’ai ainsi choisi ma compagnie, comme l’aliéné dans son asile qui préfère se retrouver avec ceux qui partagent les mêmes dérèglements, conscient que la réalité n’existe pas et que seule notre représentation compte. Avec ou sans argent, mais toujours en faisant le choix du bonheur.

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