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† Alexandre Bonnard

Daniel Laufer
La Nation n° 2114 18 janvier 2019

Collaborateur de longue date de notre journal, notre ami M.Alexandre Bonnard nous a quittés le 31 décembre 2018, dans sa quatre-vingt-neuvième année, après des semaines et des mois qui lui furent extrêmement pénibles. Au cours de la réception qui suivit ses obsèques, M. Daniel Laufer a évoqué son ami et cousin en des termes particulièrement sensibles. C’est rendre un juste hommage au défunt que de les reprendre ici. Nous reviendrons plus longuement sur la personnalité d’Alexandre Bonnard dans notre prochaine édition. (Réd.)

Je ne peux pas évoquer Alec, mon cousin et mon ami, sans penser à son mysticisme un peu païen, comme l’a exprimé tout à l’heure la lecture du Cimetière marin. Oui, c’est bien à travers les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature qu’Alexandre Bonnard, grand lecteur et lecteur à la mémoire infaillible, trouvait probablement… des parcelles d’éternité. Et c’est particulièrement dans la lecture de la Recherche du temps perdu et surtout dans le Temps retrouvé qu’il a créé en quelque sorte son propre paradis. «Mais, Dani, qu’est-ce-que tu racontes, m’aurait-il dit autrefois, tu veux à tout prix m’entraîner dans ce monde de la transcendance qui, comme tu le sais, m’est étranger (même si j’écoute si souvent les cantates de Bach avec Françoise), moi qui me sens plus proche de ce Rosenberg, sauf erreur, qui disait: Oui, bien sûr,… j’ai entendu parler de vieillesse, de la mort et de tout le reste, mais en ce qui me concerne ce ne sont que des rumeurs.»

Et c’est donc bien pourquoi, lui aurais-je répondu aujourd’hui, tu chantes, avec Paul Valéry,

Maigre immortalité, noire et dorée

Consolatrice affreusement laurée,

Qui de la mort fais un sein maternel,

Le beau mensonge et la pieuse ruse !

Qui ne connaît, et qui ne les refuse,

Ce crâne vide et ce rire éternel !

Et pourtant c’est bien le Cimetière (j’entends bien: le poème, le poème de la mer) qui a été son univers, à la fois céleste et marin, comme l’exprime la sublime invocation, cette sorte de résurrection:

Courons à l’onde en rejaillir vivant !

S’il fallait ajouter encore un trait à ce qui est de l’ordre d’une sereine et méditerranéenne métaphysique, je le trouverais dans la belle lettre que Sophie a laissée à son père, et qui lui souhaite que les dieux grecs l’accompagnent dans son monde mythologique.

Ce serait faire injure à sa mémoire que d’évoquer Alexandre sous le seul signe de l’art et de la poésie. S’il ne m’appartient pas de rendre hommage au remarquable juriste qu’il fut, ses associés n’ont pas manqué de reconnaître en lui un spécialiste redoutable de l’aménagement du territoire et de la police des constructions: c’est essentiellement au service des collectivités publiques, spécialement des communes vaudoises, que Me Bonnard a consacré ses vastes connaissances en ce domaine particulier, dans lequel il a écrit plusieurs contributions de haut niveau scientifique, laissant ainsi le souvenir d’un avocat très rigoureux et expérimenté, doté d’une grande autorité morale.

Mais il y a plus. Je ne vous cacherai pas le plaisir que j’ai eu à retrouver sa plume, toujours vive et légèrement ironique, dans les articles de La Nation. Par exemple Mélancolies, paru en novembre 2014. Relisant Montaigne une deuxième fois (oui, une deuxième fois – Alec disait toujours qu’il avait RELU Saint-Simon), il y découvre des perles, comme celles-ci: Metrodorus disait qu’en la tristesse il y a quelque alliage de plaisir. Je ne sais s’il voulait dire autre chose ;… mais moy, j’imagine bien qu’il y a du dessein, du consentement et de la complaisance à se nourrir en la mélancholie : je dis outre l’ambition, qui s’y peut encore mesler. Il y a quelque ombre de friandise et délicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron même de la mélancholie. Y a-t-il pas des complexions qui en font leur aliment ?

Et de citer Ovide selon qui il y a quelque volupté dans les pleurs, puis Sénèque pour qui «la mémoire des amis perdus nous agrée comme l’amer au vin trop vieux et comme les pommes doucement aigres».

Poursuivant, non sans une certaine coquetterie, la jurisprudence littéraire des Mélancolies, en passant par Molière, Freud, Starobinski, Rousseau, Diderot, Hugo, et bien sûr Nerval, Lamartine, Baudelaire et j’en passe, mais aussi Cranach, Dürer et Poussin, il conclut:

Maintenant, si nous tentons d’établir l’ADN de la mélancolie, nous devons y trouver, passablement mêlés, de la tristesse, de l’accablement à voir fuir le temps, de la délectation morose, mais aussi, n’oublions pas, cette ombre de friandise découverte par Montaigne, ce qui à soi seul devrait lui valoir la palme de la « modernité » à défaut de laquelle, selon les conceptions en vigueur, tout écrivain ne mérite que l’oubli.

Ensuite, fidèles et patients lecteurs, consacrez un week-end à lire ce que Google est impatient de vous apprendre sur la mélancolie, mais n’oubliez pas pour autant l’ombre de la friandise, qui n’est certes pas une madeleine.

Et pour terminer, écoutez l’Adagio en si mineur pour piano KV 540 de Mozart.

Je l’ai écouté hier, non sans émotion, mais retrouvant aussi cette sérénité de l’ombre de la friandise.

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