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Limites

Jacques Perrin
La Nation n° 2114 18 janvier 2019

Vous savez bien, Madame Pittet, ces sales gamins ne respectent pas grand-chose, ils n’ont pas de limites et d’ailleurs de nos jours, y a plus de limite à rien ! Peut-on se moquer de tels propos attribués par les demi-habiles au populo craintif et dépourvu de sens historique? Pas vraiment. La crise des gilets jaunes à quelque chose à voir avec le refus de l’illimité. Jean-Claude Michéa, auteur dont il a déjà été question dans La Nation, nous aide à comprendre ce refus.

Dans son dernier livre, le Loup dans la bergerie, Michéa s’en prend à ses ennemis de toujours, les capitalistes et les libéraux. Capitalisme et libéralisme moderne se caractérisent par leur propension à l’illimité. Comme Marx et ses épigones l’avaient observé, le capitalisme implique l’accumulation indéfinie du capital et vise une croissance continue. Marx écrit: Dans sa pulsion aveugle et démesurée, sa fringale de surtravail digne d’un loup-garou, le Capital ne doit pas seulement transgresser toutes les limites morales, mais également les limites naturelles les plus extrêmes. Le gendre de Marx, Paul Lafargue, est du même avis: Le Capital ne connaît ni patrie, ni frontières, ni couleur, ni âge, ni sexes ; il est le Dieu international, le Dieu universel, il courbera sous sa loi tous les enfants des hommes. Ce qui s’annonçait en 1887, année où ces lignes furent écrites, paraît accompli en 2019. Le capitalisme est l’idéologie mondiale dominante. Les obstacles au libre-échange ont été peu à peu éradiqués. La Chine s’y est mise. Remarquons qu’au XVIIIe siècle déjà, les physiocrates, économistes «scientifiques» de l’époque, tenaient le despotisme éclairé de la Chine pour un régime favorable aux affaires.

Selon Michéa, le capitalisme d’aujourd’hui marche main dans la main avec une certaine forme de libéralisme, juridique et culturel, qui s’affranchit lui aussi de toute limite. Les libéraux des temps anciens étaient ascétiques, disciplinés par la religion et la morale   bourgeoise. Ils se sont convertis à la fin des années soixante du siècle dernier au gauchisme égalitaire en conservant l’idée centrale du libéralisme: chaque individu est libre de faire ce qu’il veut du moment où il ne nuit pas à autrui. Sous le règne du capitalisme, les lois du marché définissent ce qui est avantageux ou non. En régime libéral, le droit détermine ce qui est juste, indépendamment de tout principe moral ou religieux. La neutralité axiologique est censée présider à l’élaboration des règles. Le Marché est guidé par une main invisible tandis que le Droit émane d’une science juridique objective. Selon Michéa toujours, le Marché et le Droit s’allient pour promettre à l’humanité une paix et une abondance durables sous l’égide du doux commerce et de règles valables pour chacun.

La réalité n’est pas à la hauteur des promesses. La neutralité axiologique noie la morale commune et le sens commun dans les eaux glaciales du calcul égoïste (Marx dixit). L’égalitarisme s’affirme dans la propagande, mais les inégalités de fait s’accroissent. Les droits prolifèrent, mais se contredisent. Il n’est pas facile de conférer  un sens juridique précis au principe de non nocivité à autrui sans se référer à la religion et aux moeurs d’une société donnée. C’est le règne du en même temps macronien. On autorise le cannabis tout en s’acharnant sur le tabac ou la viande. On pénalise à la fois l’islamophobie et l’homophobie alors que le Coran considère l’homosexualité comme un crime. La crainte de paraître islamophobe conduit par exemple à taire les crimes de gangs pakistanais en Grande-Bretagne, une série incroyable de viols et d’actes de barbarie perpétrés durant des années – au vu et au su des polices locales, des « travailleurs sociaux » et de nombreuses associations « progressistes » – sur des centaines de jeunes filles […] dont le seul crime était visiblement d’appartenir aux franges les plus pauvres de la classe ouvrière blanche. On a affaire à une fuite en avant – par exemple l’extension éventuelle en Suisse de la norme antiraciste à l’homophobie, puis, pourquoi pas, au sexisme et au spécisme… Entre des prétentions considérées comme juridiquement égales, le débat devient difficile, les atteintes à des modes de vie contradictoires paraissant toutes intolérables. C’est la force qui tranchera, à coups d’intimidations, de menaces de sanctions pénales ou d’interdictions professionnelles. Michéa pense que capitalisme et libéralisme n’avantagent qu’une petite partie de l’humanité,  autrement dit les classes moyennes aisées et diplômées des grandes métropoles. L’égalitarisme de façade dissimule les inégalités économiques et la précarité. Les riches s’enrichissent encore, mais contrairement à la théorie du ruissellement, leur richesse ne déborde pas sur les pauvres.

En France, selon Michéa toujours, la Chambre issue des élections législatives de 2017 est la plus jeune de l’histoire, comptant le plus de femmes et de personnes appartenant aux minorités visibles, mais la plus élitiste et la moins représentative. Les classes populaires (60 à 70% de la population) ne sont représentées que par 3% des élus. Les déplorables d’Hillary Clinton, les sans-dents de François Hollande et ceux qui ne sont rien d’Emmanuel Macron sont déconsidérés. La présence à l’Assemblée nationale de féministes libérales et citadines ne profite pas à toutes les femmes: Chacun peut constater au contraire que cette montée en puissance des « madames du capitalisme » (c’est l’expression que Paul Lafargue employait pour désigner les Hillary Clinton de son temps) n’a strictement aucun mal à se concilier, dans les faits, avec le renforcement systématique (flexibilisation et précarisation du travail obligent) de l’exploitation de classe, directe ou indirecte, que subissent quotidiennement ces ouvrières, agricultrices, femmes de ménage, employées, caissières de grandes surfaces, aides-soignantes et autres femmes du peuple qui sont, aujourd’hui encore, les grandes absentes de la « démocratie représentative » et les éternelles oubliées du féminisme libéral (que deviendrait, il est vrai, une « madame du capitalisme » sans le labeur quotidien de ses « employées de maison » ?).

Beaucoup de gens s’obstinent à croire que les ressources naturelles de la Terre sont certes limitées, mais que la technique remédiera à la rareté, et que la nature humaine n’existant tout simplement pas, toute manipulation de l’humain est permise. Le livre de Michéa – et ceux d’autres penseurs – ainsi que les crises populistes et écologiques à répétition montrent que cet utopisme naïf a fait son temps.

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