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Occident express 38

David Laufer
La Nation n° 2130 30 août 2019

Sur la rive d’un petit golfe de la rivière Krka, au sud de la Dalmatie, la ville de Šibenik n’est séparée de l’Adriatique que par un petit canal, d’où elle irradie depuis des siècles ses modestes grâces vénitiennes. On en traverse le centre en quelques enjambées – venelles toutes de pierre, maisons à pignons blanchis par le soleil, petits vieux conciliabulant le long de la rive, rien n’y manque. La cathédrale Saint-Jacques, protégée par l’UNESCO, domine l’ensemble par sa coupole Renaissance. Sur le parvis, on récolte sur des panneaux multilingues les informations d’usage, par devoir plus que par intérêt – quand, de quel style, sous quel roi – tout en tournant le dos à la splendide façade qui ne demande pourtant qu’à être admirée. Sculptée dans une plaque de granit, sur le même parvis, une carte de la ville indique par des points les «endroits bombardés par l’agression grand-serbe lors de la guerre patriotique». Référence aux combats de 1991, durant lesquels l’armée yougoslave crut bon de systématiquement bombarder les monuments culturels, dont ladite coupole aujourd’hui restaurée. En venant de Serbie, en y vivant, on ressent un mélange de honte et d’horreur. Pourtant cette façon de parler de «l’agression grand-serbe» me rappelle ces plaques qui, à Paris, jusque dans les années 80, rappelaient tel soldat FFI abattu à tel carrefour «par les Boches». Ce n’est pas un hommage, c’est un rappel qu’on doit comprendre comme un appel. Plus loin, dans les faubourgs de Šibenik un immense graffiti aux allures officielles clame que «L’Opération Tempête ne s’arrêtera jamais», en référence à l’expulsion des Serbes de Croatie en août 95. A Belgrade, depuis des années maintenant, de gigantesques banderoles imprimées sur plastique, réclamant justice pour les Serbes morts au Kosovo en 1998-99, illustrées par des photos atroces, sont affichées à demeure sur une cinquantaine de mètres devant le Parlement, en plein sur la place centrale. Cette course à la victimisation est la façon très particulière qu’ont les gens de toute cette région de s’infliger d’interminables douleurs, de les rendre sacrées, insurmontables, de rendre impossible toute réconciliation, ou même tout oubli. A Šibenik, à Belgrade, à Sarajevo, à Priština ou à Vukovar, pour beaucoup de gens, les horloges semblent cassées, leurs ressorts englués dans des complexes auxquels les processus d’adhésion à l’Union européenne n’auront qu’ajouté un niveau supplémentaire de concurrence stérile. Il est facile d’en faire abstraction, de passer outre, de se réjouir du soleil, des poissons frais, de l’ingéniosité des architectes de la Renaissance. Je souhaite simplement que tout le monde, ici, puisse en être capable.

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