Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Occident express 41

David Laufer
La Nation n° 2133 11 octobre 2019

Il devait avoir entre huit et douze ans. Les enfants comme lui, qui très tôt ne le sont plus, ont des âges indéfinissables. Comme beaucoup de Roms, il jouait du violon dans la rue, au centre de Belgrade. Il en sortait des mélodies courtes et grinçantes à la façon de la danse macabre de Saint-Saëns. Quelques billets se couraient après dans son étui, il a jugé que ça suffisait. Alors il a rangé son matériel. Soigneusement, méthodiquement, il a saisi un à un ses outils de travail, son violon, l’étui, les billets d’argent, la boîte en carton sur laquelle trônait l’étui, l’archet, son petit tabouret pliant. Il mettait dans ces quelques gestes une assurance et un soin d’adulte, de père responsable, de petit chef d’entreprise. Il suivait un plan bien établi, fondé sur une expérience qui l’avait aidé à éliminer les gestes inutiles, les pertes de temps et les dommages éventuels à son matériel. Et il est reparti comme il était venu, cherchant déjà du regard sa prochaine station le long de cette rue piétonne. Une éducation suivie, sans aucun doute, aurait rapidement fait de lui un excellent élève, et puis la vie aurait fait le reste. Je n’oserais jamais affirmer qu’il était, ou même qu’il avait l’air malheureux. Il avait quelque chose à faire et s’y appliquait entièrement. Pour acquérir ses réflexes, son sens de l’organisation, sa maîtrise du temps et de l’espace, il faudra à mon fils de onze ans, privilégié, scolarisé et entouré, encore bien quinze années d’apprentissage. En le voyant s’éloigner, ainsi maître de lui-même mais déjà rejeté aux marches du système, cet enfant m’a rappelé le nombre insensé de jeunes Européens auxquels on offre des études et des formations et qui jamais n’en feront quoi que ce soit. Qui resteront paisiblement assis dans le wagon, au siège qu’on leur a assigné, qui vivront des vies sans joie, sans excès, sans tumulte, et qui mourront dans un petit hoquet final, ignorants et sourds à tous les privilèges que la vie leur a agités jusque sous le bout de leur petit nez. Qui ne sauront jamais qu’ils auraient pu vivre. Rien n’est injuste, les choses sont ce qu’elles sont, les talents et les chances sont mal distribués. Il n’existe que la vie, et la nécessité. De ces deux impondérables, mon petit violoniste était une vivante, une saisissante incarnation.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: