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Les Circonstances de la vie

David Rouzeau
La Nation n° 2135 8 novembre 2019

Après son premier roman, Aline, paru en 1905 et ayant rencontré un accueil plutôt favorable, Ramuz écrit de janvier à octobre 1906 un second roman, intitulé Les Circonstances de la vie. Né le 24 septembre 1878, il a alors 27 ans.

On suit pendant plusieurs années un jeune notaire, Émile Magnenat, homme plutôt introverti et un peu mutique, ayant de la peine à exprimer ses sentiments, mais aspirant à une vie normale. Le point de vue de la narration est très externe. Elle montre le déroulement banal de la vie et les soubresauts qui la marquent de temps en temps. Influencé par Flaubert peut-être – et malheureusement, aurait-on envie de dire, car un certain nihilisme flaubertien est peu intéressant –, ce roman raconte ce si peu de chose, ce «rien» en quelque sorte, qu’est la vie d’Émile transporté tel un bouchon sur la rivière de l’existence. On ne sait qu’à certaines étapes ce qui se passe en lui, le reste du temps, il fonctionne dans une routine assez terne. Il n’a pas de réflexion personnelle sur le monde ou du moins le narrateur ne nous en parle-t-il pas, se tenant à son parti-pris de vision extérieure. Il ne lit rien hormis des journaux, ne se cultive pas. Il se contente de chercher à gagner le plus d’argent qu’il peut. Parfois, il discute avec d’autres notables d’Aubonne, bourgade qui est renommée dans le roman, mais les échanges sont somme toute très convenus. D’une certaine manière, Ramuz traite dans ce roman les hommes comme les choses du monde. Ils sont là, sans pensées on dirait, comme des animaux ou des arbres, et ils évoluent lentement selon l’inexorable avancée de la vie et les circonstances qu’elle fixe.

C’est peut-être dans le domaine sentimental que le narrateur exerce un tant soit peu son analyse omnisciente. Émile n’a jamais vraiment aimé. Il a peut-être été sincèrement aimé par sa première épouse frêle, frigide, et décédée rapidement, Hélène. Mais lui ne la voyait pas vraiment, accaparé par ses affaires et aiguillonné par le désir de la rousse et charnue Alémanique, Frieda. Hélène mourra. Émile sautera sur Frieda. Tous deux partiront à Lausanne et s’y marieront. Mais il le reconnaîtra, il n’a pas vraiment aimé Frieda, et celle-ci n’a recherché que son argent. Ils auront un enfant, le chétif Gottfried, métaphore du couple de ses parents, un couple sans amour qui s’érodera inéluctablement. Émile finit seul à la fin du roman et, qui plus est, ruiné. Même vis-à-vis de son fils, il ne ressent aucun amour, car celui-ci ressemblera toujours trop à sa mère, qui l’a quitté pour un commerçant français plus riche.

Après Aline, ce roman dépeint d’autres manières d’être en relation avec les autres, notamment sur le plan amoureux. Aucun n’a le vrai amour d’Aline. L’amour de Frieda est un peu comme celui de Julien, il est faux et instrumentalisé. Et les amours d’Hélène, première épouse d’Émile, et de ce dernier, sont faibles, incapables de s’affirmer.

Ce sont les circonstances d’une vie banale et fade — d’où le titre —, la vie d’un homme terriblement normal et conformiste, d’un homme qui n’a aucune passion, ni aucune aspiration un peu forte. Si Émile est comme puni par la vie, c’est peut-être moins pour ses présumées fautes qu’à cause de la prééminence chez lui de ses valeurs matérialistes et conformistes. Il ne recherche pas le vrai amour, avec personne, ni avec ses épouses successives, ni avec son fils, ni avec son frère, ni avec d’éventuels amis. Il est une figure du bourgeois fade, préoccupé par ses seules affaires juridiques et financières.

Ce personnage est vide. Sa tragédie vient de là. Il est le contraire d’un poète, d’un artiste, ou de tout autre homme qui veut vivre sincèrement et intensément. Il est l’inverse de ce que Ramuz cherche certainement à être. Émile est un anti-modèle, un contre-exemple. Par contraste, on ne peut qu’avoir envie d’être sincère, de penser, de se cultiver profondément, de nourrir sa vie intérieure et d’aimer vraiment. Ce roman est un repoussoir. Comme avec Aline, Ramuz montre le néant de ceux qui basent leur vie sur le paraître social et sur l’argent, car Émile a surtout, tout au long du roman, envie de faire de l’argent.

Dans cette œuvre de jeunesse, aucun personnage n’apparaît comme ayant une vie intéressante et positive. Tous les personnages sont en fin de compte assez médiocres, chacun à leur manière. De même, les activités sociales sont décrites de façon clinique et distanciée comme s’il s’agissait d’un documentaire ethnographique des mœurs vaudoises au début du XXe siècle. Elles sont même souvent présentées avec une légère ironie. On sent le jeune écrivain prenant de la hauteur par rapport au monde dans lequel il évolue. Ce roman est au final assez triste et pessimiste, il paraît presque l’œuvre d’un misanthrope désabusé. Le jeune Ramuz cherche pourtant certainement à se situer d’emblée dans une exigence esthétique et existentielle élevée et il a bien raison d’agir ainsi. Peindre la médiocrité de certains hommes et la superficialité d’un certain jeu social est vraisemblablement requis par l’exigence de dire la vérité qui anime l’écrivain.

La seule chose qui trouve un peu grâce face à ce jeune et sévère narrateur est la nature. Il y a de belles descriptions des choses de la nature. Dans la suite de son œuvre, en gagnant en maturité, Ramuz parlera de la nature de manière encore bien plus profonde et belle. Ce roman est un roman de transition, et les suivants seront bien heureusement beaucoup plus beaux et puissants.

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