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Déclin? Progrès?

Jean-François Cavin
La Nation n° 2135 8 novembre 2019

Dans l’ambiance de fin du monde que se plaisent à entretenir les alarmistes de l’écologie et les pessimistes de tout poil, on est heureux d’ouvrir un livre roboratif: Sagesse et folie du monde qui vient1, écrit en duo alternant par l’économiste Nicolas Bouzou et le philosophe Luc Ferry. Ces auteurs prennent avec conviction, avec talent de plume, et aussi avec le souci d’une argumentation factuelle sérieuse, le contrepied du catastrophisme d’aujourd’hui.

Non, notre planète n’est pas incapable de nourrir une population en forte croissance, contrairement aux idées malthusiennes dont le succès ne se dément pas. L’amélioration de la productivité agricole assure une quantité suffisante de nourriture à toute l’humanité; et si certains meurent hélas de faim, ce n’est pas faute de calories disponibles, mais parce qu’ils n’ont pas les moyens de se les procurer. Et même, malgré la pauvreté, la malnutrition, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, serait passée de 50% de la population mondiale en 1945 à 10% actuellement.

Non, il ne faut pas craindre la fin du travail, dont la troisième révolution industrielle priverait les hommes et les femmes au profit des ordinateurs et robots connectés. Cette peur de la machine est aussi vieille que le monde du travail. Bouzou rappelle que Vespasien défendit que l’on utilisât des grues pour reconstruire Rome détruite par Néron, afin de préserver les emplois des manutentionnaires. La réalité est que chaque étape de la mécanisation et de l’automatisation, qui supprime certains travaux, en crée d’autres et que, historiquement, dans la «destruction créatrice» de Schumpeter, la création l’emporte toujours finalement sur la destruction.

Non, nous n’allons pas vivre la fin de la croissance prophétisée par certains à la vue d’un monde dont les limites deviennent sensibles à divers égards. Par exemple, le potentiel de l’espace est loin d’être épuisé; on peut en dire autant, ajoutons-nous, de celui de la bio-médecine; et surtout le développement de l’économie connectée promet de nouvelles avancées prodigieuses et profitables.

Ça fait du bien de lire ces vérités, et d’autres sur une dizaine d’autres sujets, en antidote au pessimisme des adeptes d’une contrition morose et culpabilisante qui se défient viscéralement des capacités de l’homme à s’adapter, à rebondir, à innover.

Mais nos auteurs ne sacrifieraient-ils pas tout de même à un certain optimisme progressiste, à la façon des rationalistes? On commence à s’en douter en constatant qu’ils ne vantent pas seulement le progrès scientifique, technique et économique, mais aussi celui de l’alphabétisation (peut-être), de la démocratie (ce qui reste à prouver au-delà de l’apparence des régimes, à supposer même que la démocratie soit un bien...), de l’égalité des droits, de la paix (ce qui reste aussi à prouver même si les conflits internationaux ouverts sont assez rares de nos jours). Chez ces héritiers des Lumières, la part d’ombre qui obscurcit une face de la condition humaine n’est guère évoquée.

Les voici toutefois qui, en phase avec l’actualité, butent sur le problème des «fake news», ces fausses nouvelles propagées par n’importe qui (même par le président des États-Unis) dans tout l’univers branché, à la vitesse de la lumière électronique. Grave menace, qui pourrait mettre en cause le bon fonctionnement de nos sociétés... et l’optimisme fondamental de nos auteurs. Assez lucides pour ne pas croire à l’efficacité d’une législation «anti-mensonges», ils en appellent à l’instruction publique pour qu’elle s’attache à développer l’esprit critique au sein de la génération montante. Fort bien, du moins pour trier le vrai du faux dans le flux des plus gros bobards. Mais plus subtilement, dans la contagion du prêt-à-penser insidieusement orienté vers le politiquement correct, que penser de la prévention éducative si l’instruction publique est elle-même imbibée de préjugés idéologiques?

Nos auteurs, qui considèrent notre société surtout sous son aspect économique et technique, sont un peu courts quand on s’interroge sur tant de dérives morales auxquelles nous assistons: l’individualisme dominant au détriment du sens communautaire, la sacralisation des déviances biologiques au mépris des lois profondes de la nature, le triomphe du matérialisme sur toute forte et large spiritualité autre que le petit zen accommodé à la sauce personnelle, la montée de sectarismes extrémistes et parfois violents en matière d’environnement et d’antispécisme, et même la faiblesse de la production artistique moyenne en comparaison des grandes périodes de création. Ces signes de dégénérescence de notre humanité n’en gangrènent pas tous les membres, mais ils sont près de constituer les symptômes dominants d’une civilisation malade, du moins à l’Occident. Ils nous rappellent que le progrès, bien réel en matière scientifique, technique, partiellement économique grâce à la capacité créatrice de l’esprit humain et à son glorieux cheminement dans la découverte et l’exploitation de l’univers matériel, n’existe pas à titre collectif sur le plan spirituel, artistique et moral.

Notes:

1  Luc Ferry et Nicolas Bouzou, Sagesse et folie du monde qui vient – Comment s’y préparer, comment y préparer nos enfants ? XO Éditions 2019, 440 p. - L’ouvrage est riche et notre commentaire ne prétend pas en rendre compte. Les auteurs, chapitre par chapitre, signent chacun leurs contributions; mais ils avancent de conserve, ce qui nous autorise à leur attribuer collectivement le sens général de l’ouvrage.

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