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Un monde sadien

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2137 6 décembre 2019

« On déclame contre les passions sans songer que c’est à son flambeau que la philosophie allume le sien. »

(Histoire de Juliette)

 

Il faut lire (relire?) Sade. D’abord parce que c’est un excellent écrivain, doué d’une forte imagination et d’un tempérament vigoureux. Certes, son style n’atteint pas la grâce d’un Rousseau ou d’un Diderot; mais ce hobereau d’antique lignage provençal écrit dans la langue naturellement élégante propre à toute l’Europe aristocratique du XVIIIe siècle. L’autre raison de s’attarder sur cet auteur est son caractère prémonitoire: le monde rêvé par Sade est, en partie du moins, celui dans lequel nous vivons. On laissera de côté les cruautés et les débauches dont il fut le persévérant zélateur dans ses plus célèbres romans, pour se concentrer sur ses opinions politiques.

Jusqu’à la Révolution, Sade les exprime sur le mode convenu du despotisme éclairé, ce qui n’est guère original, et même périmé à la fin des Lumières. Dès 1789, le gentilhomme adhère à la Révolution, malgré la mise à sac de son château de Lacoste dans le Lubéron. Il en conçoit un vif désespoir, mais continue à suivre activement la progression des événements, de la monarchie constitutionnelle à la république. Pendant quelques mois, il tient le rôle de secrétaire de la section des Piques, prononce un Discours aux mânes de Marat et Lepeletier. Il échappe de justesse à la guillotine lors de la Terreur, accusé de modérantisme! Echaudé, il se détourne de l’action politique pour continuer son œuvre littéraire. Le ci-devant Donatien-Alphonse-François marquis de Sade, seigneur de Saumane et de Lacoste, co-seigneur de Mazan, etc., devenu le citoyen Sade, est donc le double héritier d’une noblesse décadente et corrompue de la fin de l’Ancien Régime et des violences révolutionnaires. Enfin, on n’oubliera pas qu’il a payé sa liberté de pensée et de mœurs de quelque vingt-sept ans d’incarcérations diverses, soit plus du tiers de sa vie.

En tant qu’aristocrate conscient de son rang, il n’est guère question, dans son œuvre, de critique de la monarchie. En revanche, son athéisme militant, sa lutte contre l’Eglise et son clergé ne connaissent ni répit, ni nuance. Sur cette question, il est le successeur radical des Philosophes, dont il porte les thèses à leurs extrémités logiques. Ainsi les horribles transgressions sexuelles – essentiellement littéraires, faut-il le préciser – qui font la célébrité du marquis sont une conséquence de ce postulat fondamental: si Dieu n’existe pas, tout est permis. Plus qu’un simple libertin, Sade est un libéral absolu.

Son chef-d’œuvre est Aline et Valcour, sous-titré Le roman philosophique, écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France, publié en 1795. Les passions exprimées y sont certes intenses, mais dépourvues des inquiétantes orgies des Cent vingt journées de Sodome, rédigées peu avant. S’il n’était marqué au fer rouge des syllabes maudites de leur auteur, ce vaste roman épistolaire aurait pris place, depuis longtemps, au rang des fictions capitales de son temps. Un classique fréquentable.

Enchâssée dans le récit principal, l’Histoire de Sainville et de Léonore raconte la recherche croisée de deux amants perdus dans une Afrique de légende. On y visite le royaume du despote sanguinaire et anthropophage de Butua et celui du roi Zamé, porte-parole des idées sociales de Sade, despote éclairé de l’île imaginaire de Tamoé. C’est une utopie, souvent fort naïve: «Si les lois sont justes, elles n’ont pas besoin d’être déposées ailleurs que dans le cœur des hommes.» L’héritage de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre suinte dans des sentences melliflues: «J’ai vu un peuple doux, sensible, vertueux sans lois, pieux sans religion.» Au milieu de ce fatras inconsistant, on découvre des prophéties étonnantes: «La république de Washington s’accroîtra peu à peu comme celle de Romulus, elle subjuguera d’abord l’Amérique, et puis fera trembler la terre.»

La partie la plus originale et la plus moderne de Sade concerne la religion: «La religion, en politique, n’est qu’un double emploi, elle n’est que l’étai de la législation; elle doit lui céder incontestablement dans tous les cas,» déclare Zamé. A cet énoncé d’avant 89, Sade a ajouté une note féroce en 1795, pour appuyer les efforts de déchristianisation menés par la Convention: «Français, pénétrez-vous de cette grande vérité. Sentez donc que votre culte catholique plein de ridicules et d’absurdités, que ce culte atroce, dont vos ennemis profitent avec tant d’art contre vous, ne peut être celui d’un peuple libre; non, jamais les adorateurs d’un esclave crucifié n’atteindront aux vertus de Brutus.»

Scellée dans les coffres des descendants pendant tout le XIXe siècle, l’œuvre du marquis ne fut redécouverte que progressivement au XXe, d’abord par les surréalistes, ensuite par des éditions plus ou moins clandestines. Une première édition des œuvres complètes publiée par Jean-Jacques Pauvert, aventure judiciaire autant qu’éditoriale, a définitivement sorti Sade de la clandestinité dans les années cinquante. Des essais et biographies couronnent cette réhabilitation de signatures prestigieuses: G. Lely, P. Klossowski, Y. Bonnefoy,
M. Blanchot, G. Bataille, R. Barthe, etc. Durant la décennie suivante, toutes censures levées, le livre de poche (10/18) met l’écrivain réprouvé à la portée du grand public. Dernière consécration enfin, trois volumes de la Bibliothèque de la Pléiade, achèvent de faire du «divin marquis» un écrivain recommandable.

Sade est moderne en ceci: il est pétri de contradictions, capable de justifier les pires cruautés, ou d’étaler des bons sentiments jusqu’à la nausée de ses lecteurs. Ces contradictions ne sont qu’apparentes; elles découlent de la proclamation du primat des passions sur la raison, ce qui distingue Sade de ses contemporains des Lumières, et en fait un préromantique.

De par la censure où elle a été maintenue pendant longtemps, l’œuvre du marquis de Sade n’a pas pu déployer des influences comparables à celles de Voltaire ou Rousseau. Cependant, la résurgence durant la seconde moitié du siècle passé de cette œuvre singulière se présente, à bien des égards, comme un miroir de notre époque. Notre relation avec cet auteur ne manque pas d’ambiguïté: on loue son indépendance d’esprit, la radicalité vertigineuse de ses positions, mais d’aucuns n’ont pas manqué de lire dans Les Cent vingt journées une préfiguration d’Auschwitz.

Lettre posthume de Sade à sa femme

21 IX bre 2019

Mon amie, vous aviez raison

Dieu existe ! et l’Enfer aussi ! Si j’ai échappé à la damnation éternelle, c’est sûrement l’effet de vos insistantes prières. Je sais désormais ce que je vous dois, vous qui avez toujours été d’une adorable patience. Vous serez toutefois étonnée d’apprendre que mon salut est aussi une conséquence imprévisible de mon athéisme intransigeant. Dieu vomit les tièdes, or mon tempérament exalté m’a mis à l’abri de ce reproche. Mes horribles blasphèmes ont certes secoué les baldaquins du Très-Haut ; mais des essaims d’angelots, amusés par mes gesticulations philosophiques, ont déployé des banderoles et des calicots pour ma défense, qui finirent par incliner les célestes tribunaux en ma faveur. Les indécis, les agnostiques, les indifférents, les sceptiques, les incrédules, les renégats n’ont pas droit à cette mansuétude. Ah !combien en ai-je vu en affreuses théories, versant des torrents de larmes, conduits dans les chaînes vers les ténébreux souterrains des mondes de l’au-delà, le cœur rongé par les serpents du désespoir !

Vous qui avez probablement douté qu’il pût y avoir quelque rémission pour un coquin de mon espèce, sachez que je subis une peine à durée indéterminée dans un Purgatoire, à cent vingt toises de la surface du sol. Rappelez-vous les derniers termes de mon testament : je souhaitai, dans un ultime geste d’orgueilleuse fierté misanthropique, que les traces de ma tombe disparussent de dessus la surface de la terre, comme je me flattai que ma mémoire s’effacerait de l’esprit des hommes. Ah ! si seulement ce voeu avait pu se réaliser : on atténuerait mon actuel châtiment ! Plus de deux cents ans après mon trépas, mes gardiens m’ont envoyé dans la société du début du deuxième millénaire, afin que je pusse constater la désastreuse influence de ma pensée sur les générations ultérieures.

A peine sorti des entrailles de la terre, je demeurai interdit de stupeur : « Oh ! Ciel, m’écriai-je, voici que notre illustre nom désigne une perversion dont je fus l’impudent propagandiste ! » Et mes ouvrages les plus libertins connaissent une faveur et une diffusion effrayantes, sans compter leurs nombreux imitateurs. La puissance destructrice de mes écrits s’est émoussée, parce que tout est détruit : mes débauches n’étonnent plus, elles sont devenues le modèle de la libération sexuelle. Je suscite une telle admiration qu’on me nomme affectueusement « le divin marquis » ! La pornographie qui me coûta tant d’années de captivité s’étale impunément, partout.

La religion, qui a renoncé à faire triompher la Vérité, se contente d’une place subalterne dans une société voluptueuse et cruelle. Le christianisme, à peine toléré comme relique encombrante du passé, est réduit à une opinion parmi d’autres. Le catholicisme achève de mourir idiot sous la direction d’un pape adorateur d’idoles amazoniennes. Les églises se vident de leurs fidèles, lassés que les prêtres répètent le dimanche ce que disent les gazettes la semaine. Les plus beaux édifices de la chrétienté sont entretenus pour l’agrément des voyageurs curieux, comme les temples païens ou les monuments de l’Antiquité. Ils servent de musées, de lieux d’expositions, de salles de concert.

Enfin les restes de notre château de Lacoste ont cessé de brandir vers le Ciel leurs inquiétants moignons, tel un solennel avertissement à ceux tentés par la transgression des lois les plus sacrées de la nature : les ruines ont été rachetées et partiellement restaurées par un richissime frippier, qui en fait le lieu de ses défilés de mode et d’un festival de musique.

Adieu, mon amie, il faut que je vous quitte ; mes pensées, mes expressions portent l’empreinte de mon trouble et je ne veux pas augmenter le vôtre. Priez pour abréger mes tourments. Je reste, malgré notre durable séparation, et dans l’espérance de ma délivrance, votre dévoué époux et serviteur.

Donatien

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