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Le souci du lieu dans le roman contemporain

Jacques Perrin
La Nation n° 2140 17 janvier 2020

Comme tout se tient, nous envisageons l’écologie selon des perspectives variées, même littéraires. Aussi avons-nous fait notre miel du petit livre de Claire Jaquier, naguère professeur de littérature française à l’Université de Neuchâtel, intitulé Par-delà le régionalisme, roman contemporain et partage des lieux, paru en 2019.

L’auteur y évoque les diverses manières dont les écrivains ont traité les rapports des hommes avec leurs lieux d’appartenance, la nature et le monde paysan, de la fin du XVIIIe siècle à l’époque contemporaine.

Se fondant sur la lecture de romans français et suisses romands, elle distingue trois périodes.

De 1770 environ à 1945, de Rousseau à Ramuz, s’étend l’Age d’or de la littérature dédiée aux petites patries, aux régions et à la campagne.

Après 1945, le genre est décrié à cause de ses accointances avec les idéologies nationalistes: La terre, elle, ne ment pas, a dit le maréchal Pétain inspiré par Emmanuel Berl.

A partir des années septante du siècle dernier, l’intérêt pour les lieux d’origine renaît, à cause de la difficulté de certains écrivains issus de milieux campagnards à assumer une identité urbaine récente et la déliquescence de l’univers paysan qu’ils ont connu enfants. En 1950, la Suisse comptait 17% de paysans, la France 27%. En 2018, il n’en reste que 3%.

Depuis Théocrite et Virgile, l’idylle est un genre littéraire consacré, qui connaît un grand succès au XIXe siècle à l’heure de la révolution industrielle et de l’exode rural. La nature authentique survit, servant de refuge contre le mal. Dans la septième Rêverie, Rousseau écrit: Je m’enfonce dans le vallon, dans les bois, pour me dérober autant qu’il est possible au souvenir des hommes et aux atteintes des méchants.

Les premiers touristes admirent les laboureurs helvètes. Les familles paysannes de montagne vivant en autarcie sur leur domaine suscitent une mythologie destinée à durer. La Suisse et son peuple de bergers rassurent les Européens déstabilisés par les progrès du marché et de l’industrie. En France, la romancière George Sand met en scène des idylles champêtres … et socialistes. Le romantisme idéalise la paysannerie, conciliant ainsi l’égalité revendiquée par la Révolution et le réveil des nationalités, mais l’irruption des citadins et des marchands menace sans cesse l’idéal. Dans le premier roman helvétique de la vague romantique, le Mari sentimental ou le mariage comme il y en a d’autres (1783) de Samuel Constant, Bompré, propriétaire terrien à Aubonne, épouse sur le tard une Genevoise trop raffinée pour comprendre l’attachement dont il fait preuve à l’égard des paysans, de son cheval et de son chien. Un désastre conjugal en résulte et Bompré se donne la mort. Se suicide aussi, un siècle plus tard, l’Urbigène Louis Bertigny, dans le roman d’Edouard Rod L’Eau courante (1902). Manipulé par des investisseurs industriels, Louis subit une débâcle économique. Il ne supporte pas de voir son domaine vendu aux enchères.

Au XIXe siècle, le paysan n’est pas unanimement aimé. Après la Révolution française, il est devenu un électeur de poids. Balzac, monarchiste conservateur, déteste la paysannerie parce qu’en vertu de l’égalité acquise, elle morcèle les grands domaines aristocratiques dont elle acquiert des parts. Chez Maupassant et Zola, les paysans sont souvent rusés, voleurs, tarés ou pris de désirs bestiaux.

Plus tard, l’ouvrier communiste constituant une menace nouvelle, le paysan rentre en grâce. Le roman campagnard prend un nouvel élan avec Ramuz et Giono, mais on change de registre. La nostalgie et le régionalisme romantique sont loin. Un travail sur le langage unit le verbe et le pays. Les auteurs se fondent sur le particulier pour parvenir à l’universel. Manuel Torga, écrivain portugais fils de paysans, résume: l’universel, c’est le local moins les murs. Chez Ramuz, l’évocation précise du monde paysan ne va pas sans l’affirmation de la souveraineté politique et culturelle du Pays de Vaud. Il faut tâcher de faire quand même avec cette petitesse quelque chose de grand, dit-il. Giono, Ramuz, mais aussi Catherine Colomb et Gustave Roud, par cette transition réussie vers l’universel, échappent à la vindicte poursuivant la création poétique inspirée par des lieux géographiquement circonscrits.

Il faut néanmoins attendre les années septante du siècle dernier pour assister à la renaissance du genre. La situation a changé. La mondialisation se fait; les villes croissent; la population augmente; les migrations se multiplient, le tourisme de masse se développe; le libre-échange oblige l’agriculture familiale à s’adapter à l’industrie agro-alimentaire ou à périr; les premiers effets de l’industrialisation massive se font sentir (pollution, dérèglement climatique, sécheresse de 1976, Tchernobyl). De nombreux auteurs traitent ces thèmes nouveaux: des Français comme, entre autres, Marie-Hélène Lafon, Pierre Bergounioux, Richard Millet, Pierre Jourde, Jean-Christophe Bailly, et des Suisses romands tels Maurice Chappaz, Corinne Desarzens, Jérôme Meizoz, Daniel Maggetti, Noëlle Revaz, Anne-Sophie Subilia, Jean–Pierre Rochat, Roland Buti ou Marie-Jeanne Urech. La plupart sont d’origine campagnarde mais, «ayant fait des études», ils subissent un déclassement «vers le haut». Rares sont ceux qui, comme Jean-Christophe Bailly, tournent le dos avec joie à la civilisation agricole sous prétexte qu’elle fut prédatrice et dominatrice. Ils habitent en ville et sont déchirés entre le désir de renouer avec leur lieu d’appartenance et la répulsion pour une vie rétive aux injonctions de la modernité. Assis entre deux lieux, ils négocient avec cette posture bancale. Le territoire a remplacé le terroir, le paysage tient lieu de patrie, l’horizon de frontière; l’histoire personnelle préoccupe plus que la lignée, la souche et l’identité collective désormais honnies.

Il faut bien admettre que le plus souvent le monde paysan déplaît, alors même qu’il disparaît. D’un point de vue politique, libéraux et socialistes ne l’ont jamais aimé. Les écologistes veulent le réformer. Selon eux, l’exploitation de la planète a commencé avec l’agriculture. N’éprouvent-ils pas une nostalgie de l’ère paléolithique des chasseurs-cueilleurs et des chamans? L’agriculture, c’est l’enclos, la propriété; c’est aussi le patriarcat, la logique successorale qui accorde tout au fils aîné pour éviter le morcèlement du domaine, le malheur des enfants déshérités devenus valets du frère aîné, la subordination des femmes, le rejet des homosexuels, la maltraitance des animaux, le mésusage des sols et des ressources, les mélanges conflictuels de populations diverses dans des contrées encore vaguement agricoles, mais dévastées par le consumérisme.

Les romanciers s’emparent de ces thèmes avec plus de doigté et de nuances que ne le laisse penser l’énumération ci-dessus. Le rejet du monde paysan n’est pas la norme. La fidélité aux origines garde sa place. En revanche, les expériences babacools postérieures à 68 ne laissent aucune trace littéraire.

A la campagne, le sentiment d’appartenance émeut soudain l’âme de l’écrivain. Comme le souligne Claire Jaquier dans sa conclusion, à la recherche de résonances profondes, il convoque la mémoire longue et se fait généalogiste, géographe ou géologue.

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